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Avis de décès
de Guy Lalancette
Photographe: Pierre Gill
Et c’est pour quand ?
Demain, à six heures.
Six heures, six heures ou six heures ?
Quoi ?
Le matin ou le soir ?
Le matin.
Tu le sais comment ?
Parce que je le sais, c’est tout. Parce qu’on me l’a dit.
Qui ?
Je ne sais pas. Ma mère peut-être ?
Ma mère ?
Ma mère, merde !
Ah ! Ta mère. Tu t’en souviens ?
C’est sûr que j’m’en souviens, je devais avoir trente secondes de vie. N’importe quoi !
Je veux dire, t’es certain pour l’heure ?
Oui ! De toute façon, quelle importance ?
Étant donné ton projet, c’est important.
C’est pas un projet, c’est une évidence.
O.K., ton espoir ou ta certitude, disons.
Écoute, ce sera à six heures et c’est tout.
Et tu vois ça comment ?
Je ne le vois pas, justement.
T’as pris des dispositions ?
Quoi, des dispositions ?
Des mesures, des moyens, un plan d’action. D’autres synonymes ?
Ça va arriver, c’est tout, pas besoin de concocter.
Tu as des invités ?
Inutile, quand ça va se savoir, ça va affluer.
Affluer ?
Quoi ?
Rien. J’aime le mot.
T’en veux d’autres : converger, accourir, déferler.
Mais si t’as pas de plan, tu imagines que ça va arriver comment ?
Je n’imagine rien, ça va arriver, c’est tout.
Comme une inspiration ?
Un souffle plutôt.
Un souffle de quoi ?
Un souffle de vie… et bang !
Je peux t’arrêter, là ?
J’attends juste ça.
Ce ne sont pas tes mots que je ne comprends pas, c’est toi.
Te bile pas, c’est la nature humaine, c’est tout !
La nature humaine ?
Les désirs, les envies, les espoirs, et tous les péchés capitaux du monde. Tu connais. Fais pas ton candide.
Candide ?
Nouveau-né.
Mais en quoi ça te touche ?
C’est que ça me rejoint, ça me retourne, ça me frappe même. Je suis humain, non ?
C’est pas une excuse.
Mais c’est inévitable. Je suis ce que je suis. C’est arrivé ce jour-là à six heures du matin, et c’est mon heure.
D’accord, d’accord ! C’est obligé, mais c’est pas une raison.
Obligé ?
Oui, bon, je suis en manque de synonyme.
La raison, ça ne règle pas tout.
Mais ça justifie quand même, non ?
Toi, tu crois que ça gouverne, mais c’est insuffisant.
C’est ridicule ton projet, je veux dire, ton espoir délirant.
Quoi ? Ça te fait rire ?
Ridicule dans le sens d’insensé.
Tu ricoches, là, avec ta raison.
Faut bien qu’il y ait du raisonnable quelque part dans la vie.
Quelque part peut-être, mais pas partout et pas toujours.
Sérieusement…
Encore ! ?
Admets que l’idée de… partir à trente ans à l’heure exacte du jour de ta naissance, c’est absurde.
Partir ? Tu imagines ça comme un voyage ?
Bien sûr, parce que, autrement, c’est inacceptable, trop douloureux.
Inacceptable ? Douloureux ?
Une horreur. Y a pas trente-six mille façons de voir ça.
Ce sera doux. Je ne fais que rendre le cadeau, c’est tout.
Pourquoi ?
Parce que j’ai tout eu, tout vu, tout vécu.
Mais la vie, c’est quand même plein de bonheur et de rêves à venir.
Ces choses-là me sont déjà venues et pour la suite ça n’arrêtera pas, je n’aurai jamais fini de les revivre et ça ne pourra jamais être mieux.
Mais l’amour, l’argent, la puissance, le soleil…
Pour l’amour, j’ai eu tout ce qu’il est possible d’avoir, j’ai donné et j’ai reçu à cœur de jour. L’argent, j’en ai trop, mes besoins sont comblés et je déteste le gaspillage.
Quand même, un peu plus d’argent pour le luxe.
Mon luxe, c’est ma respiration jour après jour, mon sang, mon cœur, mes organes, mes mains, mes pieds, mes yeux, mes oreilles, et tout le reste. Mon luxe, c’est moi, rien à foutre des parades.
D’accord, mais la puissance, c’est important, non ?
La puissance, c’est trop souvent l’arnaque, l’injustice, la tricherie.
Mais la puissance, ça peut faire le bien, non ?
Ce serait bien la puissance si c’était distribué sans retour. Égalisé.
Et le soleil ?
Oui, bien sûr ! Le soleil, évidemment, c’est pour tout le monde. J’espère qu’il brillera encore pour ceux qui restent, mais, moi, je pars.
Tu ne pars pas, tu disparais.
D’accord, je m’efface. Il y aura mes traces parce rien ne s’efface tout à fait. Puis une page blanche. Ne te plains pas, il y a de l’avenir dans les pages blanches.
Tu es heureux ?
Je suis heureux.
Heureux peut-être, mais aujourd’hui tu fais tache d’encre.
Bon, tu admets que les couleurs de mon aquarelle s’affadissent, des couleurs passées.
Ton aquarelle ?
Oui, tu sais bien, ce côté arc-en-ciel qui m’a porté pendant bientôt trente ans. Ça finira par s’effacer et je pars avant de disparaître debout.
Une dernière chose avant que tu ne partes, que tu t’évanouisses, t’évapores, t’éclipses, t’oblitères…
Ça va pour les synonymes, j’ai compris l’astuce : tu en rajoutes pour tenter d’affaiblir ma résolution. T’inquiète, je suis serein, Et puis, on a le temps, ce n’est que demain à six heures, le matin.
Une dernière chose donc. J’ai une fleur nouvelle, innocente, ininventée si je puis dire.
Tu ne peux pas le dire, ça n’existe pas ininventée.
Et pourtant ça existe, elle a été découverte par hasard hier au nord. Une fleur des neiges. On dit que jamais on n’a vu de telles couleurs, on dit qu’elles rayonnent même au milieu de la nuit.
De la poudre aux yeux.
Non ! Il y a déjà des photos par hélico et des botanistes à l’affût.
Une fleur ! Tu crois pouvoir me vaincre avec une fleur ?
Une fleur, simplement une fleur, est-ce que ce n’est pas suffisant pour la beauté du monde ?
Une fleur, ce n’est quand même pas la fin du monde !
Non, ça en est le commencement.
Tu me tapes, tu me fais chier, là, avec ton Petit Prince !
Quand même, une fleur unique, jamais vécue.
D’accord, d’accord ! C’est loin ?
Quelques journées de marche dans un territoire inexploré.
Tu as des raquettes ?
J’ai des raquettes.
Tant qu’à partir, on part demain matin à six heures. J’aurai trente ans un autre jour. Accroche-toi, ça va houler.
Pas de soucis, je suis confortable dans ta tête, et ta cervelle est moelleuse.
Guy Lalancette, auteur
Né en 1948 à Girardville, au Lac-Saint-Jean, Guy Lalancette, après une longue carrière d’enseignant en expression dramatique, habite toujours Chibougamau où il écrit à temps plein. Il a publié une dizaine de livres, dont certains ont été finalistes au Prix du Gouverneur général et au Prix France-Québec. En 2001, Les yeux du père (VLB) a en outre remporté le Prix roman du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean, et Lalancette a récidivé, en 2010, avec La conscience d’Eliah (VLB); en 2011, c’est le Prix récit du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean qu’il remporte pour Le bruit que fait la mort en tombant (VLB).
Avec sa nouvelle L’escalier, il est lauréat en 2023 de la catégorie Professionnelle de la 28e édition du Prix littéraire Damase-Potvin. Il reçoit cet honneur pour une deuxième fois en 2025 avec Avis de décès.
Pierre Gill, photographe
Membre de la nation des Pekuakamiulnuatsh, Pierre Gill a toujours mis au premier plan l’influence de ses origines dans ses choix de vie et de carrière. Après des études collégiales en Lettres, il s’est intéressé au journalisme en devenant correspondant pour le journal Le Quotidien, Le Journal de Québec et L’Étoile du Lac de Roberval. Artiste multidisciplinaire, c’est la photographie qu’il privilégie, comme son père avant lui, mais il pratique aussi l’écriture sous toutes ses formes. Il a travaillé au Musée ilnu de Mashteuiatsh, a publié un livre en 1987 sur sa nation Les Montagnais et, en 1989, a créé sa propre entreprise en communication: GillCom. Il fonde le Journal Pekuakamiulnuatsh, qui fêtera bientôt ses 35 ans d’histoire, puis, en 2009, il crée le magazine Premières Nations pour l’ensemble des Autochtones du Québec. Amoureux de la nature et des grands espaces, il aime plus que tout partager ses grandes passions.
À propos de la photo…
« Trente trembles tremblent, entre l’ombre et la lumière, entre le visible et l’invisible, entre la vie et la mort. Trente trembles de trente ans trempés dans le bleu, comme pour s’en démarquer visiblement. Il y a toujours un mort parmi les vivants; mieux encore! Il y a toujours des vivants parmi les morts. » Pierre Gill
Texte de Guy Lalancette – lauréat 2025 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin – mis en valeur à l’occasion de l’exposition soulignant le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin, accompagné d’une photographie illustrant le thème de la 30e édition.
Exposition présentée à la Bibliothèque de Chicoutimi du 8 au 29 octobre 2025, dans le cadre de la programmation de Zoom Photo Festival Saguenay.
Crédits
Auteur·e·s : Marie Christine Bernard, Marjolaine Bouchard, Julie Boulianne, Catherine Ferland, Marie-Andrée Gill, Carl-Keven Korb, Steve Laflamme, Guy Lalancette, Dany Leclair, Charles Sagalane; Photographes : Caroline Bergeron, Vicky Boutin, Guylain Doyle, Sophie Gagnon-Bergeron, Pierre Gill, Nathalie Lavoie, Rocket Lavoie, Jeannot Lévesque, Nicolas Lévesque, Annie Perron, Michel Tremblay; Comité organisateur du concours de nouvelles : Céline Dion, Lorraine Minier et Frédéric Gagnon; Idéation, coordination et gestion du projet : Céline Dion; Révision linguistique : Jean-Pierre Vidal; Conception graphique : Marie-Claude Asselin ; Impression des tableaux : EPS ; Intégration contenu web : NickoLabs internet & marketing ; Production : Écrivain·e·s de la Sagamie et Prix littéraire Damase-Potvin – 2025