27e édition 2022 – Cabane
- 30e édition 2025 – Trente ans
- 29e édition 2024 – Feux
- 28e édition 2023 – Vertige
- 27e édition 2022 – Cabane
- 26e édition 2021 – Balcon
- 25e édition 2020 – Artifices
- 24e édition 2019 – 4 heures sur le quai
- 23e édition 2018 – Éternité
- 22e édition 2017 – Hasard
- 21e édition 2016 – In extremis
- 20e édition 2015 – Frénésie
Notre cabane
de Julie Boulianne
Photographe: Caroline Bergeron
La construction progressait. L’automne était heureux, le p’tit Pascal était en âge de tenir un marteau. Dans la cour, les quatre murs s’étaient montés à plusieurs bras. Jean, Sophie et un couple d’amis participaient à l’édification du plan rêvé. Après les vacances de l’Action de grâce, une belle toiture en tôle galvanisée à un versant donnait à leur cabane l’air arrogant des jeunes portant la casquette un peu de travers. La fin du gros œuvre avait rassemblé, aux sons des perceuses et des vivats, la famille et les amis autour d’un festin arrosé de bran de scie, de bières et de pluie. Restait le fignolage intérieur : tablettes et rideaux avaient rejoint un mobilier vétuste glané ici et là.
Les jours raccourcissaient et, chaque matin, la cabane attendait dans la cour l’étude du thermomètre. Les spéculations allaient bon train. « La glace est-elle assez épaisse? » « Après Noël, probablement », répondait Jean à son fils. Pascal avait déjà choisi sa place, celle entre le poêle et la fenêtre, près du trou pour pêcher. Cette année-là, les cadeaux avaient revêtu une importance particulière : cannes à pêche, hameçons, mitaines et passe-montagnes avaient fait la joie de tous. Le projet avait atteint son paroxysme à la deuxième semaine de janvier, lorsqu’après une journée d’organisation, le feu s’était mis à crépiter et que les lignes avaient été tendues dans le trou percé sous la trappe, devant Pascal.
La joie de ce premier hiver sur la glace n’avait pas pâli avec les années. La tombée des feuilles correspondait à une période intensive de préparatifs : peinture, nouveaux aménagements et optimisation des commodités faisaient les choux gras de l’automne. L’agrandissement et la nouvelle cheminée permettraient dorénavant d’y dormir. Chacun avait son mot à dire. La liste annuelle s’étirait comme un calendrier de l’avent. Pascal avait poussé si vite! Sa gang s’y retrouvait parfois après l’école. Il y avait embrassé sa première blonde et s’était fait surprendre par son père, la main sous les combines de Maryse, un dimanche de février. Les amoureux vivaient à présent ensemble et la famille s’était agrandie avec l’arrivée de bébé Léo, qui avait pris la place d’Ève dans la sleigh.
Papi Jean voyait avec plaisir arriver à l’improviste tout l’équipage. Le cocon fourmillait de rires et d’anecdotes. Les amis, les repas gastronomiques et les pêches miraculeuses se succédaient tous les weekends. Ici, on entaillait la glace, comme ailleurs on entaillait l’érable. D’une cabane à l’autre, la bière et le bon temps coulaient à flots.
Enchâssé dans cette suite montagneuse, le champ de glace offrait un décor parfait. En changeant la trame sonore, on aurait pu se croire à des années-lumière, là où les survivants d’une guerre galactique, recroquevillés de froid, tentaient d’organiser une colonie sur une planète inhospitalière. Au fil du temps, quelques figurines de plastique étaient portées disparues. Des remparts cintraient la patinoire. Des montagnes de neige sculptées par le vent servaient de glissoire. Dans la cabane, la bibliothèque s’était garnie selon les allées et venues. Une pile de cahiers attendait l’inspiration de chacun, les albums à colorier côtoyant les mots croisés. Le chaudron de fonte sur le poêle faisait les meilleurs chocolats chauds de l’univers. La semaine de relâche permettait à chacun de recharger les batteries. Une bouffée d’air frais dans cette course effrénée. Une tradition permettant de se délester du poids du quotidien, de partager les joies de l’hiver et de regarder avec tendresse les enfants entourlouper leurs grands-parents. Puis, les p’tits aussi avaient grandi, et les visites s’étaient espacées.
La retraite permettait désormais l’évasion quotidienne, où le mardi devenait une journée faste. Celle où la quiétude, comme les grandes marées, atteignait les plus hautes amplitudes. Pour Jean et Sophie, le fjord offrait une perspective sans fin, et leur satisfaction émanait d’une simple marche main dans la main à saluer des connaissances. Puis, au retour, collés l’un sur l’autre, en parfaite communion, à se réchauffer les pieds sur la tablette du poêle.
Pascal était maintenant responsable de l’installation de la cabane pour son père qui en profitait comme un vieux loup de mer. Sophie ne l’accompagnait plus. À l’intérieur, les brimbales restaient souvent accrochées au mur. Jean avait transmis le flambeau, il ressassait toutes ces occasions de bonheur, chérissant ses souvenirs. Les amis ne le visitaient que rarement, alors ses jeunes voisins l’aidaient pour rentrer le bois.
Pour Jean, il n’y avait pas de meilleur moment que la nuit pour apprécier la vie sur cette baie gelée le temps d’une saison. Au loin, les épinettes sombres veillaient sur les caps, au garde-à-vous. Sur la rive, telle une aurore boréale, un rideau scintillant retombait en cristaux sous l’effet grisant du gel. Une teinte bleutée qui ouvrait une brèche vers l’imaginaire. Le village de pêche blanche respirait le calme, maintenu endormi par le froid polaire. La glace craquait. La solitude décuplait les sons familiers qui habillaient l’espace. La noirceur était tellement relative! Au loin, une motoneige rentrait à bon port.
Avant l’aurore, bien que le thé frémisse, personne ne vint. Le rugissement du noroît s’engouffrait sous le toit, laissant s’infiltrer des flocons. Autour des fenêtres, on entendait la griffure du vent. Sur ce désert blanc, la frêle cabane tenait bon. À l’intérieur, les braises ardentes refroidissaient. Au sous-sol, une vie foisonnante, un puits sans fond habité par une ribambelle de capelans, de morues et de requins se jouait des pêcheurs. Se souvenant de ces nuées rouges de sébastes, les yeux exorbités, Jean contestait encore l’accident de décompression.
Entre la précarité et l’opulence, la sédentarité et l’exil, la cabane avait permis d’enraciner l’aventure. Jean n’avait envie que de se laisser porter par toutes ces promesses partagées. L’air glacial jouait parfois ainsi avec les passionnés.
Traçant sa course à l’horizontale, le blizzard hurlait. Dans un fracas, la glace se fissura, la faille s’élargit et la banquise se détacha. On vit alors à la fenêtre d’une vieille cabane la lueur d’une chandelle s’éloigner doucement par le chenal. Comme il l’avait souhaité, tel un insulaire, Jean larguait les amarres.
Julie Boulianne, autrice
Julie Boulianne est originaire de La Baie. Elle détient notamment des diplômes en histoire et en architecture. Fascinée par la nature et les grands espaces, elle apprécie le patrimoine québécois et surtout faire découvrir à ses lecteurs les traces que nous ont léguées les bâtisseurs. Ses descriptions imagées et sa plume raffinée nous permettent d’explorer le monde de manière imagée. Pour chacun de ses romans, l’autrice nous présente des personnages plus grands que nature, des figures attachantes qui font écho au territoire et qui incitent à plonger dans l’histoire de son Saguenay natal. En 2020, elle obtient une mention au Prix littéraire Damase-Potvin – catégorie Professionnelle pour sa nouvelle Au naturel, inspirée du thème « artifices ». En 2022, voilà qu’elle remporte le Prix littéraire Damase-Potvin avec sa nouvelle Notre cabane, qu’elle a eu la chance de scénariser par la suite dans le cadre d’une résidence de création.
Caroline Bergeron, photographe
Caroline Bergeron, native de Chicoutimi, est photographe professionnelle depuis près de trente ans, spécialisée dans le portrait et la photographie pour de grandes entreprises québécoises. Son approche allie sens de l’observation, maîtrise de la lumière et recherche d’authenticité dans chaque image.
Artiste multidisciplinaire, elle crée aussi des sculptures organiques en céramique, où matière, mouvement et émotion se rencontrent.
À propos de la photo…
« CABANE D’ÉTÉ
Le vert remplace le blanc.
C’est une cabane, même nom, autre histoire. » Caroline Bergeron
Texte de Julie Boulianne – lauréate 2022 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin – mis en valeur à l’occasion de l’exposition soulignant le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin, accompagné d’une photographie illustrant le thème de la 27e édition.
Exposition présentée à la Bibliothèque de Chicoutimi du 8 au 29 octobre 2025, dans le cadre de la programmation de Zoom Photo Festival Saguenay.
Crédits
Auteur·e·s : Marie Christine Bernard, Marjolaine Bouchard, Julie Boulianne, Catherine Ferland, Marie-Andrée Gill, Carl-Keven Korb, Steve Laflamme, Guy Lalancette, Dany Leclair, Charles Sagalane; Photographes : Caroline Bergeron, Vicky Boutin, Guylain Doyle, Sophie Gagnon-Bergeron, Pierre Gill, Nathalie Lavoie, Rocket Lavoie, Jeannot Lévesque, Nicolas Lévesque, Annie Perron, Michel Tremblay; Comité organisateur du concours de nouvelles : Céline Dion, Lorraine Minier et Frédéric Gagnon; Idéation, coordination et gestion du projet : Céline Dion; Révision linguistique : Jean-Pierre Vidal; Conception graphique : Marie-Claude Asselin ; Impression des tableaux : EPS ; Intégration contenu web : NickoLabs internet & marketing ; Production : Écrivain·e·s de la Sagamie et Prix littéraire Damase-Potvin – 2025