Intemporel

Une nuit à l'Auberge des 21

Intemporel

Stéphanie GERVAIS 

Il fait froid, il fait sombre. C’est la nuit.

Toutes les 10 secondes, comme un métronome indiquant le poids de la survivance, Mya contracte ses muscles pour donner un nouveau coup de pagaie dans des eaux agitées. Les membres, tendons, nerfs et ligaments de son corps la font souffrir. Malgré tout, elle continue, sans relâche, permettant ainsi à l’étroite embarcation de fortune de s’enfoncer dans la Baie des Ha ! Ha !. La vie de son petit frère dépend de sa persévérance et de ses efforts.

Timothé est roulé en boule, à la proue, dans le fond de l’embarcation. Vêtu de vêtements sales et usés, il dort à poings fermés sous une vieille couverture de laine rugueuse. De temps à autre, une quinte de toux s’empare de son corps frêle et malade. Mya s’inquiète beaucoup pour Timothé. Son état empire de jour en jour. Elle ignore de quelle maladie il souffre. Malgré tout, elle a le pressentiment que son état est grave et que ses jours sont comptés. Pour l’instant, ce qu’elle peut faire de mieux pour l’aider, c’est continuer à le transporter jour et nuit vers une personne qui peut lui venir en aide. Mais encore faut-il que les rumeurs soient vraies et que Monsieur Sigmund, un vieil ami de ses parents, soit toujours en vie. La mère de Mya lui a jadis raconté que cet homme est un médecin d’origine montréalaise qui s’est réfugié depuis longtemps dans une ancienne auberge de la ville de La Baie avec sa femme et ses enfants. Il a par la suite reconverti l’endroit en hôpital de fortune pour y prodiguer des soins et offrir des médicaments aux rescapés. Cet homme est si généreux et bon qu’il soigne tout le monde : les malades, les blessés et les malheureux. C’est la raison pour laquelle Mya doit absolument le retrouver. Elle souhaite qu’il puisse soigner son frère. Avant de quitter leur refuge, elle a pris soin d’emporter avec elle quelques effets personnels de valeur, à échanger contre les services du docteur Sigmund.

Assise dans un fauteuil brun-rose confortable de la chambre 201, la jeune mère regarde son enfant qui dort paisiblement dans ses bras pendant que son mari, bien installé sur le lit, consulte le journal local en version numérique sur sa tablette. Un sourire se dessine sur le visage aux traits fins et chaleureux de la femme. Le cœur heureux et léger, elle utilise tous ses sens pour s’imprégner de ce moment parfait : ses doigts glissent sur le tissu côtelé et délicat du fauteuil, ses yeux contemplent la jolie petite bouille de sa fille, ses oreilles perçoivent le gazouillis agréable des oiseaux, son nez hume l’odeur alléchante de café noisette qui flottille dans l’air et sa langue termine de savourer la dernière bouchée de son croissant au beurre croustillant.

Une explosion retentit. Mya sursaute, bien que ce genre d’incident soit devenu plutôt coutumier depuis la Grande Catastrophe. Parréflexe, elle lâche la pagaie qui tombe à l’eau, s’accroupit dans le fond de la chaloupe et plaque ses deux mains sur ses oreilles. Évidemment, le petit se réveille sur ces entrefaites. Il pleurniche et veut se relever, mais sa grande sœur l’en empêche.

– Tout va bien, Timothé. C’est juste une explosion.

– Encore ?

– Oui, malheureusement.

– J’ai peur, Mya.

– Reste allongé. Ça va aller. Je suis là.

– Où sommes-nous ?

– Sur l’eau, Timothé. Encore sur l’eau.

– J’ai mal, j’ai mal partout, Mya.

– Je sais, mon chéri, je sais…

Les doigts de l’enfant s’agrippent aux vêtements de son aînée, son petit corps violenté par la toux. Mya passe une main dans ses cheveux, pour le calmer, avant de lui chanter une berceuse au creux de l’oreille. La musique fait son effet rapidement. Quelques minutes plus tard, le jeune garçon est de nouveau endormi. Mya soupire. Voir son frère souffrir ainsi lui déchire le cœur. Elle aurait tant aimé que ses parents soient encore là pour s’occuper de lui, pour s’occuper d’elle, aussi. La petite famille a été séparée il y a de cela plusieurs années. Depuis ce jour douloureux, rien n’indique que les deux adultes ont survécu. Les parents de Timothé et Mya sont-ils morts ou toujours vivants ? Ce questionnement hante l’adolescente jour et nuit.

Après s’être assurée que le calme est revenu sur le fjord, Mya prend l’initiative de relever le haut de son corps, lentement, pour scruter les environs. Elle se retourne sur elle-même. Au loin, devant une énorme et magnifique lune gibbeuse, la survivante voit s’élever un filet de fumée. Soulagée de constater que l’explosion a eu lieu dans la direction opposée à leur destination, elle se penche par-dessus bord et tire sur la corde rêche et mouillée qui relie la pagaie à l’embarcation. Puis, l’instrument de navigation en main, elle se remet à ramer.

Un peu plus tard, droit devant eux, l’eau cède sa place à la terre. Les deux voyageurs ont enfin atteint le fond de l’anse, l’endroit où se situe l’auberge. Le souffle de Mya s’accélère pendant qu’un sourire se dessine sur son visage. Après plus d’un mois de voyage, l’espoir renaît au plus profond de son être. Tous ses efforts seront-ils enfin récompensés ?

Soudain, l’angoisse reprend sa place au creux de l’estomac de la voyageuse. Dans la nuit noire et froide, en plus d’apercevoir enfin les ruines de la ville de La Baie, elle distingue aussi plusieurs petits points lumineux. Mya comprend ce dont il s’agit : des feux de camp répartis de manière inégale sur les terres qui se trouvent droit devant. Monsieur Sigmund et sa famille ne sont pas les seuls à habiter le coin. Cette idée la fait frissonner, quoiqu’elle soit logique. Pourquoi aucun autre survivant n’aurait-il eu l’envie de s’installer tout près d’un médecin bienveillant et généreux ? La présence d’autres rescapés dans les parages inquiète la jeune femme. Elle se méfie maintenant des humains qui ont survécu à la Grande Catastrophe, car elle sait qu’un grand nombre d’entre eux sont barbares et prêts aux pires atrocités pour survivre. Mais rebrousser chemin n’est pas une option. Mya se promet plutôt d’être doublement prudente lorsqu’ils atteindront le rivage et qu’ils se mettront à marcher vers l’hôpital.

Le séjour des amoureux tire à sa fin. Bientôt, les douces vacances seront terminées et la petite famille devra quitter cet endroit magnifique qu’ils aiment tant pour retrouver la routine monotone du quotidien à des centaines de kilomètres de là. La jeune mère redoute le départ. Elle aimerait plutôt pouvoir rester à l’auberge quelques nuits supplémentaires pour profiter encore et encore de son confort.

Alors que la chaloupe touche enfin la plage, Mya frissonne. Cette petite embarcation a été leur refuge des dernières semaines et l’adolescente est fébrile à l’idée de la quitter pour poursuivre leur voyage. Prenant son courage à deux mains, elle en sort, plongeant ainsi ses deux pieds dans l’eau glaciale qui lui mord douloureusement la peau. Elle se place ensuite en grimaçant derrière l’embarcation et la pousse un peu plus haut sur la plage. Mya se dirige ensuite vers son petit frère, qui dort toujours. Elle pose délicatement une main sur son visage.

– Timothé, nous sommes enfin arrivés. Il faut se réveiller maintenant.

Le petit ouvre les yeux.

– J’ai tellement froid.

– Moi aussi, mon grand. Mais nous devons marcher, maintenant. Je vais t’aider à te mettre sur pied.

Mya se penche et agrippe son frère par les aisselles pour l’aider à se lever. L’enfant est si maigre et frêle que l’adolescente n’a aucune peine à s’exécuter. Une fois le jeune garçon debout, Mya s’empare de la besace qui contient tous leurs avoirs et la fait basculer sur son dos. Puis, elle se met en route, suivie de près par son cadet.

Selon ce que ses parents lui ont déjà raconté, la route n’est pas très longue entre la plage et les vestiges de l’hôpital du docteur Sigmund. Tout ce que les voyageurs ont à faire est de grimper une petite falaise. L’auberge se trouve un peu plus haut, de l’autre côté d’une ancienne route.

Pendant que les voyageurs se déplacent à la lueur de la lune, Mya est aux aguets. Son regard se promène dans toutes les directions, à l’affût d’un éventuel danger. Et, par précaution, sa main droite est glissée dans sa poche de pantalon, bien accrochée à un pistolet qui a autrefois appartenu à son père.

Soudain, Timothé commence à se sentir mal et à tousser. L’adolescente, prise de panique à l’idée d’alerter les survivants du coin, s’approche de l’enfant et s’agenouille devant lui.

– On va prendre une petite pause, tu veux bien ? Prends ton temps. Tiens, je vais te donner un peu d’eau.

Le petit ferme les yeux et se concentre sur sa respiration pendant que sa sœur s’empare d’une bouteille d’eau qui se trouve dans son gros sac. Timothé prend la bouteille dans ses mains et boit plusieurs gorgées.

– Ça va mieux ?

– Oui, je crois.

– Parfait, alors continuons.

Le duo reprend son ascension sans remarquer qu’un petit groupe de gens l’a repéré dans la nuit. Comme des vautours évoluant autour d’une proie, les inconnus se mettent à les suivre sans faire de bruit.

Enfin, les enfants arrivent au sommet de la petite falaise. Ils s’arrêtent pour reprendre leur souffle. Mya relève ensuite la tête et aperçoit un impressionnant bâtiment. Sur sa devanture, l’aînée lit à voix haute : Auberge des 21.

– Nous y sommes, Timothé. Enfin, nous y sommes.

En pleurant à chaudes larmes, Mya s’empare de la main de son frère et le presse de continuer à marcher. Soudain, les gens qui les ont pris en filature les interpellent et s’approchent d’eux. À la vue de ces inconnus, Mya est surprise et paniquée. Elle se met à courir vers l’auberge tout en retenant Timothé par la main. Dans sa hâte, elle fait un faux mouvement et son pied bute contre une grosse roche. L’adolescente perd l’équilibre, tombe sur le sol, se cogne la tête et perd connaissance sous le regard affolé de son cadet. Ce dernier, terrorisé, hurle de peur avant de s’approcher de sa sœur pour essayer de lui venir en aide.

C’est l’heure de partir. Valises en main, les amoureux et leur bébé sortent de l’auberge pour se diriger vers la voiture familiale. Pendant que le mari dépose les bagages dans le coffre arrière, la jeune mère, sa petite fille entre les bras, regarde pour une dernière fois le merveilleux paysage qui s’étend devant elle : le fjord du Saguenay. Puis, dans un soupir de plénitude, elle pose un baiser sur le front de Mya et lui fait la promesse qu’un jour, elle aussi aura la chance de visiter ce magnifique coin de pays.

Mya retrouve ses esprits. Couchée sur une surface moelleuse, elle ouvre les yeux pour réaliser qu’elle se trouve dans une petite pièce fermée, sombre et poussiéreuse. Désorientée, elle se relève promptement et découvre que son petit frère est allongé à ses côtés. Éveillé, il la fixe sans faire de bruit.

– Mais… Je… Que s’est-il passé ?

– C’est compliqué. Mais je me souviens que tu es tombée. Ensuite, les inconnus t’ont prise dans leurs bras et nous ont conduits ici.

Ils nous ont placés dans cette chambre. Je l’aime bien, cette chambre. En plus, il y a un lit, un vrai lit ! Comme dans le temps, chez maman et papa. Un peu plus tard, un vieux monsieur est venu nous voir, mais tu dormais toujours. Il dit que c’est un ancien ami de maman et papa. Il est très gentil. Il m’a fait boire un médicament, et manger. Il m’a aussi demandé de te dire, quand tu te réveillerais, de ne pas avoir peur, qu’il reviendrait nous voir rapidement. Il dit qu’on est en sécurité, ici.

– Monsieur Sigmund…

– Est-ce que ça veut dire qu’on est sauvés, Mya ?

L’adolescente éclate en sanglots.

– Je crois bien que oui, Timothé.

Mya se relève en chancelant et se dirige de l’autre côté du lit. Elle prend délicatement son petit frère dans ses bras pour ensuite se diriger vers un vieux fauteuil brun-rose et s’y assoir, son petit frère bien accroché à elle. Elle pose un baiser dans son cou, puis un autre sur sa joue et sur son front. Mya est heureuse. Elle souhaite profiter au maximum de ce doux moment avec son petit frère. Enfin, leur périple est terminé. Elle a réussi. Avec un peu de chance, Timothé va guérir et s’en sortir. La voyageuse a une pensée douloureuse pour ses parents qui lui manquent terriblement.

 

Processus de création

de Stéphanie Gervais

J’ai toujours eu un intérêt marqué pour les œuvres d’anticipation et la science-fiction postapocalyptique. Dans le cadre de ce projet, j’ai osé imaginer à quoi pourrait bien ressembler la ville de La Baie après qu’un funeste évènement ait presque tout détruit sur son passage. Le but n’étant pas de décrire cet évènement apocalyptique, j’ai travaillé à concevoir deux histoires séparées par le temps qui mettent en lumière des protagonistes appartenant à une même famille. D’une part, on retrouve une petite famille heureuse qui passe du bon temps à l’Auberge des 21. D’autre part, on retrouve une adolescente et son petit frère malade qui tentent de rejoindre l’Auberge des 21 plusieurs années plus tard dans un monde dévasté. C’est le vieux fauteuil de ma chambre d’auberge qui a déclenché la conception de ce voyage temporel vers le futur. J’avais envie que ce fauteuil devienne la pierre angulaire de ce court récit, un mobilier assurément riche en souvenirs et émotions.

 

À propos de l’auteure…

Passionnée par la lecture et l’écriture depuis son plus jeune âge, Stéphanie Gervais partage son temps entre sa vie familiale, son métier d’enseignante, l’écriture de romans jeunesse et ses activités d’animation pédagogique dans les écoles.

 

Le texte Intemporel de Stéphanie Gervais a été écrit dans le cadre d’un projet collectif de création littéraire, Une nuit à l’Auberge des 21, mis en oeuvre par Écrivain·e·s de la Sagamie avec le soutien du Conseil des arts de Saguenay – Programme de soutien aux projets spéciaux, maillage «Arts et Affaires», l’Auberge des 21, Conception graphique MC, la Fondation TIMI, le député de Dubuc François Tremblay, le député de Chicoutimi–Le Fjord Richard Martel et, bien sûr, la Ville de Saguenay.

Auteur·e·s du collectifJulie Boulianne, Cindy Dumais, Martin Duval, Stéphanie Gervais, Paul Kawczak, Michaël La Chance, Yves Ouellet et Sonia Perron; photographe: Patrick Simard; direction littéraire: Gabriel Marcoux-Chabot; révision linguistique: Christine Martel; conception graphique: Marie-Claude Asselin; intégration contenu – web: Nickolas Simard; idéation, coordination et gestion du projet: Céline Dion. Production Une nuit à l’Auberge des 21: Écrivain·e·s de la Sagamie. Mars 2022