Gertrude Néron - Une chapelière d’illusion (1919-1999)

Par Marjolaine Bouchard – Illustrations France Morin

Née le 4 février 1918 à Lac-Bouchette, Gertrude Néron connaît une enfance heureuse. En 1930, la famille déménage à Chicoutimi. Étudiante brillante et assidue, Gertrude rêve de devenir architecte, mais un drôle d’événement fera basculer son destin.

À 5 ans, Gertrude aime déjà les dentelles, les tissus colorés et les motifs étincelants. Un jour, sa mère achète de jolis rubans pour orner les cheveux de sa petite sœur. Gertrude éprouve beaucoup d’envie, sans rien manifester toutefois – car l’envie est un péché capital. Elle se confie à sa cousine, une modiste. Pour la consoler, celle-ci lui confectionne un chapeau cloche en chiffon pistache. À l’église, pour la première fois, Gertrude sent sur elle l’effet étonnant que provoque sa coiffe : des visages admiratifs, des regards souriants, de gentils compliments.

C’est l’époque où les femmes doivent couvrir leur tête pour entrer à l’église, tandis que les hommes doivent se décoiffer. Cette coutume donne lieu à un défilé de chapeaux féminins : plumes et petits fruits artificiels, rubans et voilettes… Cet accessoire complète la tenue avec classe, provoquant souvent la convoitise entre les paroissiennes.

À partir de ce jour, un vif désir anime Gertrude : créer et partager partout cet enchantement. Or, il lui faut du temps. Du temps qui, bien vite, lui échappe au cours des années qui suivent.

Aînée d’une famille de cinq enfants, elle doit aider sa mère. « Gertrude, occupe-toi des petits pendant que je vais au marché. » « N’oublie pas de repasser les rideaux et de les installer. » « Quand tu auras terminé la vaisselle, raccommode les bas dans le panier. » « Gertrude, viens mettre la table avant qu’on parte pour l’église! »

Gertrude dresse une table digne des grands banquets avant la messe de la Fête-Dieu en agençant la nappe colorée aux bouquets de fleurs sauvages, aux porte-couteaux faits de cailloux lisses peints de ses mains et aux bagues à serviettes tressées de foins de sa fabrication. Elle réinstalle les rideaux frais repassés en les attachant avec de jolis cordons pour mieux laisser entrer la lumière; reprise les bas de laine en les brodant de motifs floraux. Bref, tout ce que Gertrude touche se métamorphose.

Entre ses doigts magiques, un mouchoir de poche devient une fleur. Il suffit qu’elle pique une noisette sur un clou qu’elle habille ensuite de tulle pour fabriquer une petite ballerine. Gertrude transforme un simple caillou en pierre précieuse. Créer la beauté à partir de riens la ravit, mais moins que l’émerveillement de son entourage.

Mille idées de bricolages et d’œuvres artistiques fourmillent dans sa tête, mais le temps lui manque toujours, car les obligations domestiques la sollicitent sans cesse. Graine d’artiste qui veut pousser au milieu d’un pavé de pierres, Gertrude cherche une fissure. Pas facile, à une époque qui contraint souvent les talents féminins.

« Voyons, mademoiselle Gertrude. Une jeune fille doit faire passer son devoir avant son désir artistique, lui répète-t-on à l’école. Attention de ne pas perdre trop de temps à fabriquer des babioles, toutes ces choses inutiles. »

Pourtant, aider ses proches à évoluer dans de charmants milieux, multiplier les attentions pour agrémenter les fêtes, de la maison aux costumes, Gertrude s’y consacrerait tout le temps! Alors, elle étire les soirées pour donner libre cours à son besoin de créer : peindre, fabriquer des décors de Noël, coudre. Ses poupées et celles de ses sœurs sont les mieux vêtues des environs.

Les vacances estivales culminent avec la visite de ses grands-parents. Son grand-père l’amène alors en forêt profonde, où il lui fait découvrir la magie de la nature, les formes et les textures de différentes essences de bois, la douceur de la mousse, les cent nuances de verts, les coloris d’oiseaux et d’insectes satinés, les paysages grandioses. « Dans le petit comme dans le grand, Dieu est un fameux architecte, lui confie l’aïeul. Il ne cesse d’inspirer les artistes. »

En 1930, la famille Néron déménage à Chicoutimi. Gertrude est inscrite à l’école des Sœurs du Bon-Pasteur, mais elle garde en souvenir ses promenades avec grand-père. Elle a 13 ans. Toute menue et portant encore des nattes, elle regarde le monde de ses yeux pétillants, bien qu’étrangère à ce décor urbain. C’est avec fierté qu’à la rentrée, elle arbore son nouveau costume de couventine cousu de ses mains. Il fait l’envie de ses camarades.

Élève modèle, elle sait que, pour devenir architecte, travail et détermination s’imposent, surtout quand on est une fille. Elle se dévoue à ses études et, plus tard, s’implique dans un mouvement pour les jeunes, la Jeunesse indépendante chrétienne, et dans la Société d’étude et de conférences de Chicoutimi. Les jours sont trop courts.

Alors qu’elle a 26 ans, à l’École des beaux-arts de Québec, elle passe d’abord un an à peindre, entre autres avec le célèbre Jean-Paul Lemieux, puis quatre ans à étudier la décoration intérieure. Elle obtient le diplôme de décorateur-ensemblier. Son rêve de rejoindre les architectes prend très lentement forme, mais il faut du temps et de l’argent.

Pour payer ses études, elle exerce le métier de décoratrice, tantôt à Québec, tantôt à Chicoutimi. Elle conçoit des meubles et des accessoires de la vie quotidienne en leur apportant une touche artistique originale. Elle imagine et dessine de nouveaux modèles pour satisfaire les exigences de sa clientèle. Mobilier luxueux et intemporel, ambiance, atmosphère : s’inspirant de ses observations en nature, elle combine les plus fines nuances de couleurs, les textures et les motifs. On dit qu’elle a des doigts de fée.

Survient alors un événement anodin qui change sa trajectoire. À l’été 1953, pour le mariage d’un collègue, elle désire porter un chapeau de sa fabrication. Une idée un peu farfelue éclot alors : ce sera un chapeau sans en être un, qui décorera la tête sans cacher les cheveux. Devant le miroir, le résultat lui apparaît dans toute son audace : aérien, diaphane, véritable parure délicatement posée sur la chevelure, il souligne l’ovale du visage, l’éclat des cheveux et des yeux. Qui verra Gertrude parée de ce « bijou de tête » sourira de bonheur. Elle le porte toute la journée de la noce. La coiffe stupéfie les convives.

Ainsi naît le chapeau « Illusion », qui ne protège ni du soleil, ni du vent, ni du froid. Une œuvre d’art.

À quoi ressemble ce chapeau? C’est un assemblage de broches soudées discrètement, courbées avec harmonie, recouvertes de bandes de satin, de velours ou de feutre. Sa seule fonction : créer un état d’âme autant chez celle qui le porte que chez l’observateur. Ce chapeau moderne et léger a l’avantage de ne rien froisser de la savante mise en plis en vogue dans les années 1960. En ce temps-là, les femmes aimaient les coiffures gonflées et crêpées et elles se désolaient de voir que leurs beaux cheveux soient écrasés par le chapeau traditionnel.

Avec les années, une collection impressionnante de chapeaux « Illusion » apparaît sur la tête des grands mannequins. Des noms évocateurs leur donnent une touche de poésie : Capeline, Espiègle, Plume, Gloire, Promesse, Spirale, Scarabée, Palmier, Panache… Deux certificats spéciaux les protègent : canadien et français. Ainsi, Gertrude Néron devient chapelière et séduira les dames de Paris, où elle tiendra boutique plusieurs années en s’associant à la célèbre couturière Carven.

Plusieurs défilés de mode ont lieu là-bas, mais aussi à Chicoutimi, où Gertrude entretient toujours ses racines. En 1962, un salon à Montréal présente « les parures de tête et créations aériennes Illusion » de la Chicoutimienne Gertrude Néron. Elles sont aussi en montre lors de l’Exposition universelle de 1967 à Montréal. Plus récemment, en 2016, le Musée de la mode de Montréal fait l’acquisition de plusieurs modèles.

Plutôt que de créer des cadres de vie comme l’architecte, la chapelière Gertrude Néron a créé des cadres de tête, son plus grand tour de prestidigitation : donner encore plus de prestige à toutes ces dames qui portent l’Illusion.