29e édition 2024 – Feux

L’art presque perdu de la domestication du feu

de Catherine Ferland
Photographe: Nicolas Lévesque

Tout avait commencé par un imperceptible picotement. L’effleurement d’une poussière ou d’un cil égaré, peut-être, que ta main avait balayé instinctivement.
Le chatouillement s’était ensuite converti en fine escarbille. À peine une douce chaleur animée d’une légère pulsation. Puis, s’enhardissant devant ton indifférence, il avait poursuivi sa mutation jusqu’à se faire brandon…
Une subtile agitation gagna ton visage, qui se fronça à ton insu. Ton majeur se tendit et, machinalement, se mit à palper, tâtonner, puis tripatouiller la zone ignée.

L’échaudure finit par entamer ta concentration et alerter tes sens.
Ton index fut envoyé en mission exploratoire, un toucher cette fois pleinement conscient. Et un brin honteux.
« Oh ! saleté ! »

La nécessité d’ajouter une information visuelle te poussa vers le miroir de la salle de bain. Ton reflet te renvoya – hélas ! – la confirmation de tes craintes.
Il était bien là, aucun doute possible. De toute sa rutilance, insolent, bombé, presque fier, il te narguait. Indompté.
Sauvage.

Le reste de ton visage n’existait plus ; on ne voyait plus que lui. Lui, ce Pinatubo qui colorait et déformait ta lippe meurtrie.
Une telle éruption commandait une action musclée. Il fallait agir en toute célérité.

Tu farfouillas dans ton armoire à pharmacie. Ta main hésita, puis écarta le contenant d’alcool à friction. On ne commet pas la même erreur deux fois.
Tu finis par attraper le tube recélant le précieux liniment recherché. Dieu merci, il en restait un peu ! Date de péremption… OK, ça pouvait aller. Pourvu que ce badigeon parvienne à jouer les couvre-feux !

Du bout du doigt, tu calfeutras avec précaution l’indésirable lumignon.
Tu constatas avec soulagement que la fine couche blanchâtre camouflait un peu le rougeoiement : si la taille du monticule n’avait pas diminué, au moins prenait-il progressivement une teinte rosée, apaisée. À présent, il s’agissait de laisser la cure faire son effet.

Après avoir flâné un peu, tu regagnas ta position devant l’ordinateur et repris, concentré, le fastidieux travail en cours. Absorbé par ton écran, tu parvins à oublier le trublion.

La bienheureuse trêve ne dura pas. Sans que tu y prêtes attention, l’apex de ta langue alla à la rencontre de cette langue de feu. La cajolant, la léchant, y farfouillant. S’y ajouta bientôt le mordillement. Une sorte d’auto french kiss au goût de phlegme et de sang.
Alerté par la douleur qui commençait à irradier jusqu’à ton nez, tu te levas, retournas à la salle de bain et te postas devant la glace. Et tu découvris, effaré, le progrès de l’infâme bouton.
Ton arc de Cupidon avait pris des allures de feu de circulation.

Presque rêveur, tu examinas l’épidermique coruscation perchée sur ta lèvre supérieure. C’est qu’il y avait, il faut bien l’admettre, quelque chose d’obnubilant dans cette protubérance. Un tison dans ta toison. Un brasier carmin que les poils drus de ta moustache parvenaient mal à dissimuler.
Sans même y penser, tu te mis à fredonner :
« En pleine nuit une sirène
Appelle au feu tous les pompiers… »

« Ta gueule, Sacha Distel ! », t’admonestas-tu aussitôt.
Rebelote. Tu repartis en quête d’une pharmacopée. Tiens, il te restait un de ces timbres médicamentés, oublié ici par une ancienne amoureuse. Tu l’appliquas de ton mieux, en dépit de ta pilosité. Pour faire bonne mesure – et aussi parce que tu te sentais vaguement fiévreux – tu avalas un cachet d’ibuprofène. Avec cette double parade, tu espérais contenir enfin la conflagration !

De toute façon, tu n’avais guère d’autre option.
Tu t’arrachas à ton fascinant reflet et, en soupirant, tu retournas à ta table de travail. Mais, changeant d’idée, tu décidas de fermer ton ordinateur et d’aller plutôt t’affaler dans ton sofa, devant la télévision. Où tu t’assoupis sans trop savoir comment. Et où tu t’éveillas en sursautant, après un temps indéfini, dans la lumière grise et morne d’une heure incertaine.

Tu pris immédiatement conscience que quelque chose n’allait pas. Sans oser porter la main à ton visage, tu parvins à t’extirper du sofa et, en titubant légèrement, tu repris le chemin vers la salle de bain.
Retardant le moment de vérité, tu soulageas d’abord ta vessie, puis te lavas tes mains plus longuement qu’à l’habitude, en évitant soigneusement de regarder le miroir devant toi. À tâtons, du bout des ongles, tu retiras l’emplâtre médicinal et, rassemblant ton courage comme un seul homme, tu levas les yeux.
« Oh ! doux Jésus ! C’est pas beau… », murmuras-tu.

Non content du secteur sur lequel il régnait déjà, l’incendiaire avait décidé de partir à l’assaut de ta mandibule supérieure. Voici qu’un flamboyant camaïeu embrasait ton philtrum en se disputant le territoire conquis, sur lequel s’hérissaient tes poils de barbe. On aurait dit les frêles chicots d’une forêt incendiée dont la terre serait encore couverte de cendres cramoisies. Triste paysage sinistré surmonté de deux yeux étonnés.

Cette image tragicomique te tira un sourire, que tu regrettas aussitôt : ton épiderme torride et hypertendu t’arracha un petit cri.
De guerre lasse, tu capitulas. « Ah ! l’estie ! Qu’il me consume, tant pis. »
Ce n’était apparemment pas aujourd’hui que l’Homme parviendrait à domestiquer le feu sauvage.

 

Catherine Ferland, autrice

Docteure en histoire, autrice prolifique et spécialiste d’histoire culturelle et alimentaire du Québec, Catherine Ferland est présidente des Services Vita Hominis. En 2018, elle fonde les Rendez-vous d’histoire de Québec, un festival ayant cours dans la Ville de Québec chaque été et pour lequel elle a assumé la fonction de directrice générale de 2020 à 2024. Elle a publié quelques livres documentaires jeunesse aux éditions Auzou; deux tomes d’une saga historique jeunesse, Les filles de Guillemette, en 2024 aux éditions Méga; plusieurs essais notamment aux Heures bleues et chez Septentrion, dont La Corriveau, de l’histoire à la légende, en collaboration avec D. Corriveau, qui lui a valu le Prix intérêt général du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean en 2015 et d’être finaliste au Prix Jean-Éthier Blais de la Fondation Lionnel-Groulx et au Prix du Gouverneur général du Canada. 

Nicolas Lévesque, photographe

Nicolas Lévesque est cinéaste et photographe. Son travail photographique fait l’objet d’expositions et des publications primées tels que Lutte (Éditions la Peuplade), Derniers Souverains et La maison est vivante (Éditions Poètes de Brousse). Son film documentaire In Guns We Trust (2013) est sacré meilleur film court au Festival international du film de Toronto en 2013, ainsi qu’en 2015, Entrevue avec un homme libre, produit par l’ONF. Après Chasseurs de phoques (2018), Les libres (2020) et Atik, Gardien du territoire (2024), il tourne actuellement son prochain documentaire sur l’avenir des villages sur glace, Cabanes à la dérive (2027).

À propos de la photo…

« Image tirée de la série Faits bruts, 2024. Dans une forêt au nord du Lac-Saint -Jean, un groupe de combattants auxiliaires cherche des étincelles sous terre. » Nicolas Lévesque

Texte de Catherine Ferland – lauréate 2024 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin – mis en valeur à l’occasion de l’exposition soulignant le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin, accompagné d’une photographie illustrant le thème de la 29e édition.
Exposition présentée à la Bibliothèque de Chicoutimi du 8 au 29 octobre 2025, dans le cadre de la programmation de Zoom Photo Festival Saguenay.

 

Crédits

Auteur·e·s : Marie Christine Bernard, Marjolaine Bouchard, Julie Boulianne, Catherine Ferland, Marie-Andrée Gill, Carl-Keven Korb, Steve Laflamme, Guy Lalancette, Dany Leclair, Charles Sagalane; Photographes : Caroline Bergeron, Vicky Boutin, Guylain Doyle, Sophie Gagnon-Bergeron, Pierre Gill, Nathalie Lavoie, Rocket Lavoie, Jeannot Lévesque, Nicolas Lévesque, Annie Perron, Michel Tremblay; Comité organisateur du concours de nouvelles : Céline Dion, Lorraine Minier et Frédéric Gagnon; Idéation, coordination et gestion du projet : Céline Dion; Révision linguistique : Jean-Pierre Vidal; Conception graphique : Marie-Claude Asselin ; Impression des tableaux : EPS ; Intégration contenu web : NickoLabs internet & marketing ; Production : Écrivain·e·s de la Sagamie et Prix littéraire Damase-Potvin – 2025