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L’escalier
de Guy Lalancette
Photographe: Nathalie Lavoie
Charles a sept ans.
Il se tient debout au haut de l’escalier. Un escalier droit et un précipice. Charles a quitté la chambre, celle qu’il partage avec ses frères. Ce soir, il a attendu le plus longtemps qu’il a pu. Il aurait tant voulu éviter cette descente, ce passage, ce calvaire. Il a dû pourtant s’y résigner : il ne peut pas mouiller encore son lit, commettre la faute, supporter l’humiliation des moqueries, les reproches, les condamnations et l’intolérable culpabilité. Les toilettes sont tout juste là au bas de l’escalier, au bout du monde pour ainsi dire. Charles est un enfant fragile, souvent angoissé et plus encore quand il est là, lui, de retour ce soir dans sa chaise berçante qui étrangle le court passage vers la liberté.
Charles a sept ans.
Depuis les dix minutes que son envie a multipliées, il attend, misérable au-dessus du vide où il lui vient parfois l’étrange pulsion de s’y jeter, d’y disparaitre. Il fixe les marches, les treize marches, il les compte et les recompte. Sans cesse il refait sa descente dans le gouffre que ses tremblements agitent, déforment. C’est son vertige à lui, en dedans de lui, ce flottement qui l’accompagne à chaque fois qu’il pose le pied sur une marche. Une houle qui lui donne la nausée, cette angoisse de la rencontre redoutée.
Charles a sept ans.
Au milieu de la descente, Charles s’assoit sur une marche mouvante, un moment pour apaiser les battements de son cœur. D’où il se tient, il le voit, lui, assis dans sa berçante, qui grandit, enfle, se répand, envahit tout l’espace. Un homme mauvais caché dans un homme tranquille. « Un homme aimant. » C’est ce qu’elle dit, elle. Elle dit aussi : « Un homme nécessaire. »
Charles a sept ans.
Assis, Charles arrive à calmer un peu son envie, mais ça ne pourra pas durer. Six marches encore à affronter. Puis le passage si étroit, le piège. Un petit espoir quand même, un souhait : peut-être que ce soir il trouvera la ruse pour échapper à…, pour s’échapper. Peut-être que ses prières seront exaucées, une magie qui saurait le rendre invisible. Il n’y a que dans sa tête que Charles est libre, dans les cachettes qu’il a construites dans sa tête, là où il peut encore refouler les vagues de dégout et de honte, loin des vertiges qui l’embrouillent.
Charles a sept ans.
Il descend les dernières marches sur la pointe des pieds, les yeux fermés comme si la noirceur pouvait avaler les grincements inévitables du vieux bois lézardé. Surtout ne pas trébucher, ne pas l’alerter, lui, la bête berçante tout près. Au pied de l’escalier, Charles arrive difficilement à contenir son envie de plus en plus vive. Devant lui, le court passage, ce goulot d’étranglement qu’il lui faut traverser en équilibre sur le fil tendu de son angoisse en dépit de l’étourdissement qui monte en lui, qui le prend encore, qui le reprend chaque fois.
Charles a sept ans.
Il allonge le pas entre la course et la retenue. Une démarche malhabile. Un instant, il est convaincu qu’il va y arriver, qu’il va traverser indemne l’insoutenable moment, vaincre, défaire le sort. Un sourire et un apaisement tout juste avant le choc, la condamnation. Au moment où il est soulevé, emprisonné, il parvient à retenir le vomissement que provoquent ses nausées. Ne pas vomir sur l’homme, ne pas vomir absolument, ne pas commettre l’irréparable. Il s’abandonne à la défaite, il se retire, il se quitte comme s’il pouvait échapper à lui-même.
Charles a sept ans.
Le berceur a des mots doux, des caresses lentes faites pour apaiser, des étreintes pour dire la tendresse, l’amour. Le berceur a des baisers aussi comme des promesses ouatées. Il appelle l’enfant : « Mon p’tit loup. » Il a tellement de mains, le berceur, des mains partout, des mains fiévreuses, des chatouilles et des attouchements sous le caleçon de Charles assis sur ses genoux. Une douce violence, un outrage enveloppé de velours. Un déguisement, un mensonge, une trahison.
Charles a sept ans.
Terrifié et impuissant, il n’arrive plus, Charles, à retenir son envie. Il urine sur le berceur qui ne berce plus. Soudain il est au sol, poussé violemment, rejeté, méprisé, injurié, frappé, piétiné, impardonnable. Chassé à l’étage, il reprend l’escalier de ses vertiges, lentement, douloureusement. Charles est coupable d’être l’enfant qu’il est. Une ascension vers un abîme comme un refuge si rassurant où tout peut disparaitre.
Charles a sept ans.
Du haut de l’escalier, il s’est retourné face au vide… une dernière fois.
Charles Devin avait sept ans.
Guy Lalancette, auteur
Né en 1948 à Girardville, au Lac-Saint-Jean, Guy Lalancette, après une longue carrière d’enseignant en expression dramatique, habite toujours Chibougamau où il écrit à temps plein. Il a publié une dizaine de livres, dont certains ont été finalistes au Prix du Gouverneur général et au Prix France-Québec. En 2001, Les yeux du père (VLB) a en outre remporté le Prix roman du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean, et Lalancette a récidivé, en 2010, avec La conscience d’Eliah (VLB); en 2011, c’est le Prix récit du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean qu’il remporte pour Le bruit que fait la mort en tombant (VLB).
Lauréat en 2025 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin avec Avis de décès, Guy Lalancette avait déjà reçu cet honneur en 2023 avec sa nouvelle L’escalier.
Nathalie Lavoie, photographe
Nathalie Lavoie vit et travaille dans une maison-atelier ancestrale en zone rurale et forestière du Saguenay. Elle entretient un rapport à la fois sensible et concret au vivant, en côtoyant au quotidien le jardin et la forêt. Son intérêt pour le domaine végétal, le geste créatif, le territoire et la notion d’habiter se décline dans des contextes variés. Grâce à des résidences artistiques, elle s’immerge également longuement dans divers milieux qui lui sont proches.
Détentrice d’une maîtrise en art de l’Université du Québec à Chicoutimi, son travail artistique a été présenté depuis plus de deux décennies dans diverses expositions individuelles et collectives au Canada, en France, en Allemagne et au Chili.
À propos de la photo…
« Cet autoportrait a été réalisé avec un appareil photo dont l’objectif est endommagé. Il est issu d’une résidence artistique que j’ai menée chaque jour pendant un an dans la forêt, là où j’habite. Le sentiment de flottement et le flou forestier me relient au thème du vertige. Il y a quelque chose de vertigineux dans l’immensité que cet écosystème représente pour moi. » Nathalie Lavoie
Texte de Guy Lalancette – lauréat 2023 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin – mis en valeur à l’occasion de l’exposition soulignant le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin, accompagné d’une photographie illustrant le thème de la 28e édition.
Exposition présentée à la Bibliothèque de Chicoutimi du 8 au 29 octobre 2025, dans le cadre de la programmation de Zoom Photo Festival Saguenay.
Crédits
Auteur·e·s : Marie Christine Bernard, Marjolaine Bouchard, Julie Boulianne, Catherine Ferland, Marie-Andrée Gill, Carl-Keven Korb, Steve Laflamme, Guy Lalancette, Dany Leclair, Charles Sagalane; Photographes : Caroline Bergeron, Vicky Boutin, Guylain Doyle, Sophie Gagnon-Bergeron, Pierre Gill, Nathalie Lavoie, Rocket Lavoie, Jeannot Lévesque, Nicolas Lévesque, Annie Perron, Michel Tremblay; Comité organisateur du concours de nouvelles : Céline Dion, Lorraine Minier et Frédéric Gagnon; Idéation, coordination et gestion du projet : Céline Dion; Révision linguistique : Jean-Pierre Vidal; Conception graphique : Marie-Claude Asselin ; Impression des tableaux : EPS ; Intégration contenu web : NickoLabs internet & marketing ; Production : Écrivain·e·s de la Sagamie et Prix littéraire Damase-Potvin – 2025