Carmen Gill Casavant - Gardienne de la mémoire des Ilnuatsh (1926-2018)
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Par Emmanuelle Bergeron – Illustration Katia Kurtness
1936. C’est le début de Nipin : les bourgeons ont éclos. Assise sur une roche au bord du Pekuakami, Carmen savoure le soleil qui réchauffe ses joues. Rêveuse, elle écoute le bruissement particulier que fait le vent dans les feuilles au bord du grand lac. Soudain, elle entend une clameur au loin.
– Shash takushinuatsh! Ils arrivent! Ils arrivent!
La fillette court en direction des éclats de voix. Au loin, douze canots tracent un sillage sur le majestueux lac Saint-Jean. Son cœur se remplit de joie. Enfin, elle retrouvera ses amis!
Depuis le début de l’automne, plus de la moitié des familles de Pointe-Bleue ont arpenté le Nitassinan. Elles ont séjourné plusieurs mois en forêt pour chasser et pêcher. Tous les habitants de Pointe-Bleue, aujourd’hui appelée Mashteuiatsh, sont rassemblés au cœur du village.
Les sœurs de Carmen s’exclament devant les merveilleux bijoux que leurs cousines ont fabriqués. Ses tantes caressent des doigts les belles peaux de castor et de loutre qui serviront à confectionner des mitaines et des bottes. Ses frères écoutent avec attention les exploits de chasse à l’orignal de leurs oncles et amis.
Discrète, Carmen savoure ce moment. Chaque année, lorsque le village s’anime au retour des familles, elle ressent un grand bonheur. Elle enregistre dans sa mémoire les récits des voyageurs nomades. Dixième d’une fratrie de onze enfants, elle aimerait beaucoup partir elle aussi pour vivre ces aventures sur le territoire, mais sa famille a choisi de rester à Pointe-Bleue. Or, l’avantage de rester au village durant l’hiver, c’est que Carmen peut aller à l’école. Élève persévérante, elle adore ce qu’elle apprend.
Pour célébrer le retour des chasseurs, sa mère Marie a cuisiné des tartes et des gâteaux. Elle a même cousu et tricoté quelques vêtements d’été pour les enfants, qui grandissent si vite. En échange, les voyageurs partagent les trésors de la forêt : le gibier, le poisson fumé, la viande d’orignal séchée, les peaux, l’artisanat et d’autres cadeaux.
La vie reprend son cours. Carmen retrouve ses jeux avec ses amis. Très habile de ses mains, elle aide sa mère à fabriquer des vêtements. Ses grandes sœurs lui ont appris la broderie et le tricot. On lui confie souvent des tâches difficiles, comme poser des perles sur les sacs ou coudre les plis des mocassins. Parfois, Marie lui fait recommencer son ouvrage pour que chaque pièce soit parfaite.
Carmen vient de terminer un joli petit sac brodé de perles bleues. Fière de son travail, elle aimerait bien l’offrir à son amie Renée. Hélas, il doit être exposé à la boutique du village. Durant l’été, les touristes de passage achètent ces objets comme souvenirs. Quel dommage! Elle sait bien qu’elle ne reverra plus jamais ces belles pièces. L’artisanat fabriqué dans la communauté est souvent dispersé aux quatre coins du monde.
Fascinée par le savoir-faire des aînés du village, Carmen voit se transformer les éléments de la nature en de multiples objets : des outils, des vêtements, des tambours et même des jouets tels que des canots miniatures, des bilboquets et des toupies. Elle observe patiemment les étapes de la fabrication des raquettes. Le cadre de bois doit être taillé, plié, puis tressé avec la babiche. Ces cordes solides et légères sont faites à partir de la peau d’orignal, longuement séchée et étirée.
– N’oublie pas, lui rappelle son frère Joseph, lorsque tes raquettes seront trop usées pour marcher, accroche-les à un arbre dans la forêt. Ainsi, chaque élément retournera à la nature.
Carmen enregistre ces sages paroles. « Ici, à Pointe-Bleue, nous n’avons pas de pinceaux ni de toiles, songe-t-elle. Chez nous, ce sont les pierres, l’écorce, le bois, les os et le cuir des animaux qui servent de matière aux artisans. »
En 1956, Carmen épouse Wilfred Casavant, un ancien militaire américain de passage dans la région. Elle part vivre aux États-Unis avec son mari et son premier-né. Or, au bout de quelques années, s’ennuyant de sa communauté, elle décide de revenir habiter à Pointe-Bleue avec sa famille, qui compte maintenant trois enfants.
À son retour, Carmen doit apprendre à vivre avec son nouveau statut. Ayant épousé un non-Autochtone, elle n’est plus membre de la bande. Elle choisit de continuer de vivre dans la réserve, mais ni elle ni ses trois enfants ne sont considérés comme des Ilnuatsh (les Ilnus du Lac-Saint-Jean) et elle n’a pas le droit de vote. Pourtant, Carmen est tellement fière de ses origines autochtones!
Impliquée très activement dans la communauté, elle enseigne la couture aux jeunes femmes et prend soin de ses parents âgés. Toutefois, elle se désole de plus en plus de voir se disperser tant de belles œuvres fabriquées par les artisans et artisanes. Les jeunes s’intéressent de moins en moins à la confection traditionnelle de bijoux, de canots ou d’outils. Désormais, les vêtements à la mode, les jouets, les objets d’utilité courante, tout est disponible dans les magasins de Roberval. Elle sent l’urgence d’agir. Germe alors en elle une idée.
Elle organise une grande exposition pour présenter les objets fabriqués dans la communauté. Elle fait le tour des familles et rassemble les plus beaux manteaux, des mocassins, des sacs, des paniers, des sculptures et tout ce qui représente les activités traditionnelles des Ilnus.
Peu à peu, Carmen gagne la confiance des anciens et des plus jeunes. Elle les convainc qu’il est important de conserver les objets créés. Non pas pour les cacher dans des boîtes, mais pour les montrer ainsi que pour mettre en valeur le mode de vie et le savoir-faire autochtones.
Dès la première année, Carmen est entourée d’une petite équipe de gens déterminés et dévoués. Ainsi, en 1977, le musée amérindien qu’elle a fondé accueille dans l’ancien presbytère près de 7000 visiteurs. La seconde année, 20 000 curieux viennent admirer l’artisanat et l’archéologie au musée de Pointe-Bleue.
Encouragée par ce succès, elle rêve de bâtir un lieu plus grand et mieux adapté. S’armant de courage, elle organise plusieurs visites à Québec et à Ottawa pour rencontrer les fonctionnaires et les responsables des musées de la province. Elle est parfois la seule femme et, surtout, la seule Autochtone à faire valoir son point de vue. Tenace mais toujours souriante, elle persuade les autorités de l’importance de sauvegarder le savoir-faire et les œuvres artistiques des Premières Nations. Elle réussit à mettre tout en place pour la construction d’un nouveau bâtiment.
Ainsi, six ans plus tard, en 1983, le Musée amérindien de Mashteuiatsh ouvre ses portes, à l’endroit où il est toujours situé. Chaque année, des milliers de visiteurs et visiteuses peuvent se familiariser avec la culture amérindienne et contempler les œuvres des artisans.
La plus grande fierté de Carmen Gill Casavant (1926-2018) est d’avoir légué à sa nation un moyen et un lieu où les Ilnuatsh peuvent prendre en main la préservation de leur culture et de leur patrimoine. Son travail a été récompensé par plusieurs prix prestigieux : le Prix des musées québécois en 1990, le prix Carrière de la Société des musées québécois en 1992, le prix Gérard-Morisset en 1993, la médaille de l’UQAC en 1996 et l’Ordre du Bleuet en 2010.
