Recoller les morceaux

Une nuit à l'Auberge des 21

Recoller les morceaux

Martin DUVAL

Le livre tomba des mains de Jean-François. Il trouvait les dialogues insipides et le récit, sans queue ni tête. Il avait deviné, depuis une dizaine de pages, l’identité du meurtrier. À quoi bon poursuivre cette lecture ?

Il avait tâté la télécommande plus tôt et constaté qu’il n’y avait ni hockey, ni scandale à la télé. Bref, sa deuxième et dernière soirée dans cette auberge s’annonçait longue. Aussi palpitante que la chaîne 950, offrant à contempler un feu de foyer qui ne s’éteint jamais.Pourquoi son employeur l’avait-il choisi lui pour assister à ce colloque ? Jusqu’ici en tout cas, il n’avait rien appris de vraiment utile lors des ateliers et formations. C’est la direction des ressources humaines qui l’avait forcé à venir. Il se rappelait de cette requête insistante :

– Jean-François, t’es un bon vendeur d’assurance-vie, mais pour le service à la clientèle… Là-bas, tu vas apprendre à mieux gérer les personnalités toxiques. En plus, tu vas avoir la primeur de rencontrer ton nouveau boss !

Foutaise ! Il se trouvait tout à fait adéquat dans son travail. D’ailleurs, aucun client ne lui résistait. Et puis, une éventuelle rencontre avec son nouveau directeur n’était pas un appât très convaincant. Depuis qu’il travaillait pour cette compagnie, il avait bien dû côtoyer six ou sept patrons. Un de plus… bof !

On lui avait aussi vanté la localisation de l’auberge face à cette baie grandiose ainsi que la table réputée du chef. Pour ça au moins, les ressources humaines ne s’étaient pas trompées ! Le vin blanc suggéré au souper était digne du calibre de Jean-François. Sa bouche en gardait encore le plaisir distinctif. 

 * * *

Jean-François devait bouger, faire quelque chose avant que cette nuit ne lui tombe dessus. Malgré le ciel maussade et sans lune, il risqua quelques pas jusqu’au quai des croisières. Le décor annonçait la fin de quelque chose. C’était septembre, comme dans la chanson de Bécaud : les voiliers dévoilés et les touristes, retournés vers leurs vrais métiers. Plus loin au large, un immense cargo baptisé Oldendorff était immobile. Ce soir, le temps prenait une pause.

L’horizon invitait sans cesse Jean-François à y plonger son regard. Lui, il n’avait aucunement l’envie de compter les moutons qui s’accumulaient à la surface des flots. D’ailleurs, le vent lui crachait au visage de ne plus rester là.

Il retourna à sa chambre. Le grincement de la porte se refermant derrière lui était un rappel de son ennui. Le petit réfrigérateur qui grondait devint soudainement digne d’intérêt, tout comme les photos des canards au-dessus des meubles. Il fit le tour de sa chambre, à la recherche de la moindre distraction.

Une surprise l’attendait dans la baignoire.

Derrière le rideau de douche, il découvrit le petit bac de récupération, à moitié plein. Il n’était pas là ce matin. Des morceaux de papiers déchirés reposaient dans la corbeille bleue. Un petit message sur un Post-it accompagnait le tout :

Peux-tu recoller les morceaux de mon histoire ?

Qui avait placé ces papiers dans la douche ? Jean-François songea immédiatement à appeler la réception pour se plaindre et dénoncer le fait que quelqu’un s’était introduit dans sa chambre pendant la journée. Juste avant de faire le zéro sur le téléphone, une question le tourmenta. Et si c’était adressé à lui ? Le message sur le Post-it devint soudainement un défi. Jean-François ne pouvait rester les bras croisés devant une telle bravade.

Il jeta le contenu du bac de récupération sur le lit et commença à faire le tri parmi les bouts de texte éparpillés. Il avait enfin un os à gruger pour sa soirée. Une première phrase intacte avait survécu aux multiples déchirures.

Tu ne sais rien de moi, tu n’as sans doute jamais retenu mon nom. Je n’étais qu’une adolescente maigre. Maigre comme des centaines d’autres dans notre polyvalente.

L’écriture était agitée. Jean-François devinait la main tremblante. Il s’agissait d’une longue lettre intime, un véritable casse-tête, près d’une centaine de fragments, pêle-mêle. Il voulait assembler les morceaux, rebâtir l’histoire. Quelques paragraphes étaient déjà plus faciles à reconstruire.

Mes souvenirs ont pris de l’âge et accumulent la poussière comme les objets dans un grenier. Un grenier que je ne visite plus. Tout cela devait cesser d’exister. Mais non… Hier, tu as ranimé ma mémoire. Je rassemble toutes mes forces et je t’écris avec le seul espoir que tu reconnaisses ma souffrance. En seras-tu capable ?

Mais qui donc était cette personne ? Jean-François ne comprenait rien mais sa curiosité restait intacte. La lettre était paginée, il tenait donc à découvrir les pages dans l’ordre. Sa tâche de recoller les morceaux devenait de plus en plus une mission.

Je vais tout te raconter depuis le début. Ne t’épuise pas en cours de route. Endure un peu l’étalage de la souffrance des autres, ça ne pourra que te faire du bien.

La première fois que je t’ai remarqué en secondaire 1, tu incarnais mon idéal. Élégant, agile et beau, tu avais l’étoffe des champions. Je t’avais croisé, seul dans un corridor, et tu m’avais gratifiée d’un étonnant sourire. J’existais donc pour quelqu’un, pour toi ! L’attirante énigme s’était logée dans ma poitrine frémissante d’enfant.

Mais tu étais bien plus complexe à déchiffrer. Un jour, tu me lanças une balle de neige en plein visage sans aucune raison apparente. En fait, c’était de la glace et mon front saignait. Je pleurai. Tu fis quelques pas vers moi puis tu stoppas net. Tes amis autour riaient plus fort que mes gémissements. Satisfait, tu mesurais ton effet en silence, sans bouger. Tu accueillais les rires de tes amis comme des médailles. En fait, je pense que ce jour-là, mes larmes ont aussi représenté une forme d’encouragement. Un permis pour que débute ton odieux manège.

J’habitais la campagne et j’en ai payé le prix. Je te croisais souvent près des casiers. Tu soupirais devant tes amis : « Mais comme elle pue cette fille ! » C’était un murmure calculé, juste assez fort pour déclencher l’hilarité autour. Je baissais la tête, j’entendais tout. Pour te répondre, je me frottais la peau deux fois par jour sous la douche. Il fallait effacer toute trace provenant des rangs et des fermes. J’ai même volé un parfum cher dans une boutique. J’espérais que tu remarques autre chose chez moi.

Mais c’est devenu une idée fixe pour toi. « Comment ça se fait qu’avec ton gros nez t’es encore capable de te sentir ? », m’avais-tu crié un jour. Je venais de gagner contre toi au badminton durant le cours d’éducation physique. J’avais sans doute déréglé le mécanisme de ton orgueil.

Ma mère voulait que je t’ignore. Pour elle, ce n’était que des mots d’adolescents vulgaires. Non maman ! Ces paroles étaient une flagellation répétée.

Jean-François était embêté par sa lecture. Mis à part le fait que, plus jeune, il était un vrai champion, aucun autre élément du récit ne se rattachait à des souvenirs précis. La fille semblait s’adresser à quelqu’un d’autre.

Un soir après l’école, j’avais remarqué ta présence derrière moi dans le sentier qui me ramenait à la maison. Nous étions maintenant en secondaire 3. J’avais grandi sans devenir plus solide. Tu étais seul et tu approchais de moi au même rythme que la frayeur qui se logeait dans ma tête. Tu as placé ta main sur mon épaule. Elle effleurait doucement ma nuque. Je tremblais. Tu m’as dit : « Pourquoi as-tu peur ? » Tu semblais sincère et tu as ajouté : « Je n’ai jamais pris le temps de te regarder suffisamment pour constater à quel point tu es jolie. »

J’aurais dû fuir. Je voulais te croire. Toi mon bourreau. J’étais perdue dans des désirs contradictoires. Tes doigts étaient doux et caressaientles contours de mes envies inavouables. J’avais baissé la garde. Tu as délicatement posé tes mains sur mes seins naissants. Pour la première fois de ma vie, je me sentais une femme désirable et je t’ai laissé faire. J’ai même fermé les yeux.

Et puis tes mains sont devenues insistantes. Trop. Je t’ai repoussé. Tu as continué de les balader partout sur mon corps. J’ai couru. Tu n’as pas cherché à me rejoindre. En me retournant un peu plus loin, j’ai compris que la vengeance avait déjà serré tes poings.

Cette histoire de mains sur le corps d’une jeune fille lui rappelait vaguement quelque chose. Mais Jean-François ne parvenait pas à mettre un visage sur les mots qu’il avait devant lui. De toute façon, des filles comme ça, à qui il avait tâté les courbes, il en existait sûrement plus d’une douzaine.

Et il y a eu ce matin-là.

Cette souillure. Cette odeur infecte près des vestiaires. Je n’avais pas imaginé que tu pourrais aller si loin dans ta perversité. J’ai ouvert mon casier en me bouchant le nez, pour apercevoir un bocal rempli de fumier sur la tablette à la hauteur de mes yeux. Et puis ce mot collé juste au-dessus de mon cadenas : « Ouvre tes grosses narines, ça va te plaire ! » Sous les centaines de regards des curieux, mes jambes ont fléchi. J’ai chuté sur le terrazzo.

Je suis tombée de moi.

Ce jour-là, mon corps et mon âme se sont séparés. Dans les semaines suivantes, j’ai continué à errer dans les couloirs de la polyvalente, mais mon âme gisait là, au sol, aspergée de haine et solitaire.

Jean-François se dirigea vers le réfrigérateur qui ne grondait plus et prit une bière. Les premières lueurs avaient jailli du tréfonds de sa mémoire. D’accord, cette fille avait existé, mais il s’en souvenait à peine. Il ne trouvait rien à se reprocher. Cette personne n’avait rien compris. Pour lui, tout ça n’était que de l’humour d’adolescents légèrement attardés. Cette fille devrait s’occuper de soigner sa détresse et le laisser tranquille.

Plus que quelques morceaux de papier sur le lit. Jean-François sentit la lassitude le gagner mais décida de finir la lettre dans l’espoir d’au moins connaître l’identité de l’autrice de cette missive.

À la rentrée suivante, tu n’étais plus là. Tu avais déménagé avec ta famille vers la grande ville. J’aurais dû être soulagée. Non. Sache que l’humiliation, ça ne disparaît pas. C’est une bombe à retardement, un poison sournois qui se diffuse partout dans la tête et le corps.

Je n’ai jamais cherché à te joindre depuis. Tu n’aurais rien compris. Tu n’es pas de ceux qui s’excusent. Tu m’aurais peut-être même donné de l’argent pour que je m’écarte ; comme on le fait avec les mendiants pour se soulager.

Hier après-midi, je t’ai aperçu lors du colloque. Tu critiquais la conférencière. Je n’étais pas certaine de te reconnaître au départ. Ton sarcasme, ton humour blessant : ça ne pouvait être que toi. Ainsi, tu joues encore avec les sentiments des autres. C’en était trop. Mon corps a eu des spasmes.

Cette finale, qui n’en était pas une, frustra Jean-François. Ce n’est qu’alors qu’il découvrit un dernier bout de papier, intact, au fond du bac de recyclage. Cette fois-ci, l’écriture était différente, moins agitée.

J’ai tellement hésité à t’écrire cette lettre la nuit dernière. Si elle est déchirée, c’est parce que j’ai changé d’idée en cours de route.

Finalement, cette lettre en lambeaux, c’est moi.

Je me suis certes rebâti une confiance depuis ces années, mais la seule vue de ton visage m’a fait douter de ma solidité.

Non ! Je ne dois plus avoir peur de toi.

Pour une rare fois, Jean-François eut certaines difficultés à trouver le sommeil. Étendu sans bouger, il avait tout de même l’impression que son matelas était un radeau à la dérive. Ce n’était pas la tempête dans son lit, mais il subissait la houle d’une mer plus agitée qu’à l’habitude. 

* * *

Il retrouva sa contenance à temps pour le déjeuner du lendemain. Le sentiment de culpabilité ambigüe avec lequel il avait passé la nuit n’avait pas sa raison d’être. Il ne laisserait pas une plaignarde gâcher son séjour. Le café le ragaillardit et il voulut en témoigner devant quelques congressistes rassemblés autour de la table :

– Vous devinerez jamais l’histoire débile que je me suis tapée hier soir. Imaginez ça ! J’ai reçu, dans ma chambre, la lettre d’une conasse qui prétend que je l’ai intimidée à l’époque du secondaire. Non mais ! Trente ans plus tard, soigne-toi ma grande. Il serait temps d’en revenir !

– C’est donc ça votre réponse à cette femme ? s’écria une dame assise à la même table.

– Hein ! Mais vous êtes qui vous ?

– Je me nomme Mireille. C’est moi qui suis ta nouvelle gestionnaire. Désolée Jean-François, j’aurais sans doute dû me présenter plus tôt.

Le regard de la dame était figé et ses yeux légèrement plissés. C’est comme si elle le regardait à travers une lunette de visée. 

* * *

Les ateliers du matin allaient commencer. Les congressistes retournaient vers les locaux désignés.

Jean-François prit le chemin inverse et sortit de l’immeuble sans regarder derrière. Il enleva ses souliers et marcha confusément dans le sable face à l’auberge.

Tout était magnifique autour mais il ne pouvait plus rien apprécier. Il n’y avait que l’écho des mots de la lettre dans sa tête. Un bruit constant qui revenait sans cesse et empêchait tout espoir de tranquillité.

Le vent de la baie soufflait avec fureur dans sa direction.

Jean-François n’avait plus rien à répliquer.

 

Processus de création

de Martin Duval

La contrainte de devoir choisir un élément dans l’auberge a créé beaucoup d’agitation dans mon esprit. Mon regard se posait partout, comme une tête chercheuse. Dès qu’un objet était envisageable, une histoire s’articulait. Le problème, c’est que la plupart de ces récits improvisés n’arrivaient pas à se déployer.

Devant ce déluge de flashs inaboutis, je fis une courte liste d’objets (réveille-matin, mini-frigo et poubelle de recyclage). Je bâtis trois canevas et sélectionnai le plan le plus prometteur.

L’idée de la découverte d’une lettre déchirée me stimulait davantage. Recoller les morceaux d’une histoire, c’est un peu comme recevoir une bouteille de la mer. Après l’écriture d’une centaine de mots, je m’aperçus que mon récit avait une parenté avec le roman Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig. Le voisinage des deux histoires ne me gêna pas. Au contraire, j’ai même utilisé quelques éléments de la trame narrative du roman de Zweig. J’ai ainsi suivi le conseil de certains auteurs qui mentionnent que, pour eux, écrire c’est parfois tenir la main d’un écrivain.

La nouvelle que j’ai débutée cette nuit-là a connu quelques versions ; les personnages et les situations ont certes évolué. Il n’en demeure pas moins que c’est bel et bien le bac de recyclage qui a déclenché tout cela.

 

À propos de l’auteur…

Né à Kénogami en 1971, Martin Duval a participé en tant qu’auteur-compositeur-interprète aux festivals de chanson de Granby et de Petite-Vallée. Très impliqué au Camp littéraire Félix, il a publié en 2015 un premier roman intitulé Apprivoiser l’équivoque (Publications Saguenay).

 

Le texte Recoller les morceaux de Martin Duval a été écrit dans le cadre d’un projet collectif de création littéraire, Une nuit à l’Auberge des 21, mis en oeuvre par Écrivain·e·s de la Sagamie avec le soutien du Conseil des arts de Saguenay – Programme de soutien aux projets spéciaux, maillage «Arts et Affaires», l’Auberge des 21, Conception graphique MC, la Fondation TIMI, le député de Dubuc François Tremblay, le député de Chicoutimi–Le Fjord Richard Martel et, bien sûr, la Ville de Saguenay.

Auteur·e·s du collectifJulie Boulianne, Cindy Dumais, Martin Duval, Stéphanie Gervais, Paul Kawczak, Michaël La Chance, Yves Ouellet et Sonia Perron; photographe: Patrick Simard; direction littéraire: Gabriel Marcoux-Chabot; révision linguistique: Christine Martel; conception graphique: Marie-Claude Asselin; intégration contenu – web: Nickolas Simard; idéation, coordination et gestion du projet: Céline Dion. Production Une nuit à l’Auberge des 21: Écrivain·e·s de la Sagamie. Mars 2022