Le jour du débarquement des 21

Une nuit à l'Auberge des 21

Le jour du débarquement des 21

Yves OUELLET

Il a bien fallu une quinzaine de minutes à Marcel pour me reconnaître lors de mon arrivée à l’Auberge des 21. Rien de surprenant bien que nous nous connaissions depuis plus de 20 ans…

Nouvelle barbe. Masque de pandémie. Cheveux blancs… Rien pour aider à identifier un vieux camarade de travail alors que nous passions nos samedis matin autour de la table ronde de la radio de Radio-Canada à livrer nos chroniques respectives. Moi, le voyage et le plein air. Lui, la cuisine, cela va de soi. Nos discussions à bâtons rompus m’ont appris à connaître le passionné de chasse derrière le chef ainsi que l’amateur invétéré d’art autochtone et d’histoire régionale. Les magnifiques pièces qui ornent le hall d’entrée de l’auberge, sculptures, tableaux fascinants et capteur de rêves impressionnant me rendent encore jaloux. C’est dans ce goût artistique immodéré que nous nous rejoignons le plus et c’est sur ce point que nous avons repris contact et renoué une discussion interrompue depuis quelques années.

Mais, cette fois, c’est la murale exceptionnelle suspendue au fond de la pièce qui a le plus retenu mon attention et qui m’a ramené dans le hall d’entrée après mon installation dans ma chambre. Je connais bien cette pièce et ce n’était pas la première fois que je l’admirais en y retrouvant l’épopée des premiers colonisateurs du Saguenay. Cette œuvre n’était pas sans m’en rappeler une autre, sur le même thème, mais je ne me doutais pas que la nuit réunirait ces deux tableaux.

À l’instant précis de plonger sous la chaude douillette, après un repas fastueux, et de repartir combattre les moulins à vent dans mes rêveries, je me suis imaginé rouvrir tout grand, d’un coup sec, les rideaux de ma chambre. Le paysage qui m’est alors apparu était bel et bien celui de la Baie des Ha ! Ha ! auquel je pouvais m’attendre. Mais c’était également celui d’un tableau qui orne mon bureau depuis une bonne vingtaine d’années. Une lithographie, à vrai dire, numérotée 4/5 et signée par le grand bonze de l’histoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Mgr Victor Tremblay. Une œuvre exécutée en 1938, l’année du Centenaire de la région, durant laquelle Mgr Victor, comme on l’appelait, lui a aussi donné son drapeau, bien avant que le Québec ne hisse le sien.

Ce pastel malhabile dans la représentation duquel j’entrais est bien l’un des plus curieux cadeaux que j’aie reçu de ma vie. Il me vient de l’ancienne propriétaire du Moulin du Père-Honorat, à Laterrière, Madame Hélène Vincent. Elle avait acquis en 1969 cet édifice mythique, s’il en est, un monument historique de 1846 célébrant le nom d’un curé rebelle qui avait cherché à édifier une colonie indépendante des puissantes compagnies anglaises régnant sans partage sur le territoire. Un combat qu’il a finalement perdu. Ce moulin à scie, transformé en résidence en 1969, constituait le travail d’une vie pour Hélène que j’avais longuement rencontrée en interview. Sa bibliothèque de 6 700 livres, située sous les combles, portait le nom de Mgr Tremblay. En signe d’appréciation de mon intérêt pour sa passion et son moulin, elle m’offrit un paquet carré et plat enveloppé dans du papier brun. Quelle ne fut pas ma surprise en l’ouvrant de découvrir une œuvre picturale de Victor Tremblay, signée de sa main. J’en ai été subjugué.

Très peu de gens savent que Mgr Tremblay, en plus d’être un grand pédagogue, auteur de la bible régionale Histoire du Saguenay depuis les origines jusqu’à 1870, était un artiste dans l’âme. Peintre de surcroît… En réalité, peu de Saguenéens se souviennent de lui à l’exception de quelques mordus d’histoire locale. Pour ma part, j’ai eu le privilège de le connaître brièvement alors que j’étais jeune coanimateur à l’émission matinale de ce qu’on appelle aujourd’hui la Première chaîne de Radio-Canada. J’ai pu réaliser quelques entrevues avec lui avant son décès survenu en 1979. Un homme droit et mince, toujours couronné d’un béret bleu marine, petites lunettes rondes sur un visage doux, longue soutane noire fermée par un collet romain. Enveloppé d’une aura de respectabilité et consacré en tant que « mémoire officielle » du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Mgr Tremblay avait déjà fixé l’histoire régionale dans le temps en enregistrant une longue série d’entretiens avec le réalisateur Albert Larouche qui partageait sa ferveur. Une très précieuse source d’informations toujours disponible dans les archives de Radio-Canada et référence incontournable pour les historiens contemporains, tout comme son ouvrage majeur, lui aussi publié en 1938 puis constamment réédité.

J’avais, sans contredit, été inspiré dans mon songe par la vision de la magnifique sculpture sur bois, ce large tableau en relief créé par l’artiste baieriverain Victor Dallaire, de regrettée mémoire. Une scène épique et inspirante représentant le débarquement des 21 sur lesrives de la Baie des Ha ! Ha !

Ils avaient levé l’ancre à La Malbaie le 25 avril 1838 à bord de la goélette de Thomas Simard. C’est dans une sorte de chaos héroïque que Dallaire a représenté les 21 associés qui débarquaient dans ce qui allait devenir la paroisse Saint-Alexis, du nom du chef du groupe de colons Alexis Tremblay. Placé à l’avant-scène, ce dernier affiche une détermination assumée, hache sur l’épaule et poitrail gonflé, déjà prêt à abattre le premier peuplier, les pins et toutes les épinettes qui se dresseraient sur son chemin. Derrière lui les Harvey, Desbiens, Martel, Boudreau, Belley, de la Malbaie, faisaient équipe, tous prêts à prendre les outils pour faire reculer la forêt, dessoucher, labourer et semer le blé qui donnerait le pain. L’un des personnages a d’ailleurs déjà pris de l’avance en montrant fièrement un beau pain de fesse droit sorti d’une fournée anticipée.

Dans la barque, en arrière-plan, on voit sans doute Mars Simard et Philippe Castagne, de Baie-Saint-Paul, qui continueront leur chemin un peu plus loin pour fonder la paroisse Saint-Alphonse. C’est du moins ce que j’imagine.

Le tableau qui occupe mon songe nocturne et que j’ai l’impression d’habiter reste infiniment plus simple et modeste, montrant la goélette de Simard ancrée près du rivage de la baie sauvage et une petite embarcation avec, à son bord, deux hommes près d’accéder à la plage. Dans un style que l’on qualifierait de « naïf », Mgr Victor immortalisait l’instant crucial du débarquement constituant une prise de possession du territoire qui demeurait, jusqu’à ce jour, interdit à la colonisation par décret royal. Ces terres étaient réservées en exclusivité aux activités des compagnies d’Angleterre qui achèteraient de la Couronne les droits d’exploitation de la forêt. Des milliers de grands pins droits qui se dressaient sur les falaises du fjord et dont on fabriquait des mâts de navire. À cela s’ajoutait la traite des fourrures que menait la plus ancienne entreprise commerciale du Nouveau-Monde, la Compagnie de la Baie d’Hudson. Le contexte politique européen a favorisé cette nouvelle industrie forestière alors que les guerres napoléoniennes provoquent le blocus français sur les régions où les Britanniques avaient l’habitude de s’approvisionner en bois. Ils ont donc dû se tourner vers le Canada pour créer une activité industrielle qui, en bout de ligne, a presque totalement dévasté la population de pins blancs du Saguenay. C’est donc dans le sillon des bûcherons et des moulins à scie que les membres de la Société des 21 (initialement la Société des Pinières du Saguenay) accostent à La Baie, après avoir laissé quelques-uns des membres de leur groupe à L’Anse-Saint-Jean.

La situation paraît claire et évidente mais elle s’avère plus compliquée qu’elle ne semble. En forçant la porte du Saguenay, les pionniers répondent à deux besoins vitaux. D’abord, on constate un manque de terre criant dans la région voisine de Charlevoix ainsi que dans quelques autres régions riveraines du Saint-Laurent. Les terres agricoles étant subdivisées entre les héritiers des familles depuis des générations, elles n’ont cessé de rapetisser comme peau de chagrin, forçant les jeunes à l’exode, appauvrissant les cultivateurs jusqu’à les obliger à trouver, de gré ou de force, d’autres lieux à exploiter.

Auparavant, 250 résidents de La Malbaie avaient déjà signé, au printemps 1829, une pétition soumise à l’administrateur du Bas-Canada, James Kempt, le « suppliant d’ouvrir le Saguenay à la colonisation ». Démarche qui demeura sans conséquence, bien que le Saguenay ait fait l’objet, la même année, du Rapport des Commissaires nommés pour explorer le Saguenay, « qui reconnaissait l’existence de grandes étendues de terre excellente dans les régions de Chicoutimi et du lac Saint-Jean », ce qui suscita l’enthousiasme des gens de Charlevoix.

La Société des 21 a acheté de la Compagnie de la Baie d’Hudson les droits d’exploitation de la forêt dans un but strictement commercial. C’est donc dans l’illégalité que les hommes commencent à élever des bâtiments et à ouvrir des terres pour la culture. Mis devant le fait accompli, le gouvernement revoit les termes du contrat échu en 1842 et permet aux colons d’acquérir leurs terres, mettant ainsi fin à leur clandestinité.

L’histoire ne se termine pas en conte de fée pour autant. En effet, le financier et homme d’affaires britannique William Price est rapidement devenu le véritable empereur du Royaume du Saguenay. Acheteur exclusif du bois des pionniers, il détermine lui-même les termes des affaires. C’est ainsi qu’après les avoir regardés faire le gros du travail en s’en mettant plein les poches, le fin renard laisse la Société des 21 aller à la faillite et récupère habilement le contrat qui liait les 21 à la Baie d’Hudson lors de son renouvellement en 1842. Un classique !

Finalement, la Société des 21 aura quand même réussi à engendrer une nouvelle société régionale laborieuse, fière et débrouillarde, débordante de créativité et d’initiative, dont de nombreux descendants habitent toujours le Royaume qu’ils continuent de développer avec énergie en profitant pleinement de sa nature généreuse.

En m’éveillant dans ma chambre douillette de l’Auberge qui porte le nom des 21, j’ai ouvert la toile sur une journée ensoleillée et venteuse. Admirant la témérité des kite surfers, puis comptant les navires au repos dans la baie, j’ai cru distinguer tout au loin, près de l’église Saint-Alexis, ce qui doit être le monument aux 21 surmonté d’un semeur jetant les grains à la volée. J’ai eu l’impression d’apercevoir Hélène Vincent sur la plage, toute menue et fragile, droite devant le vent. Les bras tendus devant elle, la vieille dame semblait accueillir Alexis Simard et sa troupe pour les conduire sur les sentiers d’une saga historique qui allait faire entrer les 21 dans la légende. Une histoire de courage et de persévérance qui a inspiré des êtres passionnés par ce sol où ils ont pris racine depuis des générations. Ainsi que des historiens et des artistes qui ont forgé notre mémoire. Même des hôteliers qui continuent de transmettre l’héritage des pionniers.

Processus de création

d’Yves Ouellet

Mon approche, en tant qu’auteur, est essentiellement teintée par le travail de journaliste que j’exerce depuis près de 40 ans. Cela m’amène à m’accrocher à la réalité mais à la livrer comme le conteur que je prétends être. Depuis tout ce temps, j’ai appris à connaître l’histoire de ma région d’adoption dans les livres mais, beaucoup, par la voix de passionnés que j’ai eu la chance d’interviewer à la radio ou pour mes recherches. Cela m’a amené à humaniser cette histoire et à constamment faire le lien entre les racines, l’arbre et ses fruits. Dans la rédaction de ce texte, j’ai été inspiré par le bas-relief du sculpteur baieriverain Victor Dallaire représentant l’arrivée des 21, exposé dans le hall d’entrée de l’Auberge des 21.

À propos de l’auteur…

Yves Ouellet est journaliste indépendant depuis plus de 40 ans. Auteur d’une trentaine de livres de prestige, guides de voyage et ouvrages collectifs, il collabore également aux sections tourisme de plusieurs journaux, blogues et magazines, en plus de cumuler 30 ans de radio à Radio-Canada.

 

Le texte Le jour du débarquement des 21 d’Yves Ouellet a été écrit dans le cadre d’un projet collectif de création littéraire, Une nuit à l’Auberge des 21, mis en oeuvre par Écrivain·e·s de la Sagamie avec le soutien du Conseil des arts de Saguenay – Programme de soutien aux projets spéciaux, maillage «Arts et Affaires», l’Auberge des 21, Conception graphique MC, la Fondation TIMI, le député de Dubuc François Tremblay, le député de Chicoutimi–Le Fjord Richard Martel et, bien sûr, la Ville de Saguenay.

Auteur·e·s du collectif: Julie Boulianne, Cindy Dumais, Martin Duval, Stéphanie Gervais, Paul Kawczak, Michaël La Chance, Yves Ouellet et Sonia Perron; photographe: Patrick Simard; direction littéraire: Gabriel Marcoux-Chabot; révision linguistique: Christine Martel; conception graphique: Marie-Claude Asselin; intégration contenu – web: Nickolas Simard; idéation, coordination et gestion du projet: Céline Dion. Production Une nuit à l’Auberge des 21: Écrivain·e·s de la Sagamie. Mars 2022