22e édition 2017 – Hasard

De plein fouet

de Dany Leclair
Photographe: Guylain Doyle

Comme chaque matin avant de s’engouffrer dans l’autobus jaune, les filles l’embrassent et lui font une attaque de câlins. Elles ne le relâchent que lorsque le véhicule s’immobilise et que les portes s’ouvrent. Martin reste sur le trottoir jusqu’à ce qu’elles disparaissent au coin de la rue. Normalement, il prendrait sa voiture pour se rendre au travail, mais aujourd’hui, il a décidé de rester à la maison pour profiter de quelques instants de solitude.

Après avoir déjeuné en lisant les nouvelles, il se prend un autre café et remonte dans la pièce qui lui sert de bureau. Il flâne sur Facebook, consulte la météo, fouille le net à la recherche de nouveautés. Puis, incapable de résister plus longtemps, il tape dans la barre de son navigateur internet l’adresse de ses petits trésors. Malgré sa complexité, il connait l’URL du forum par cœur. Alors qu’il consulte les publications récentes, il constate qu’il ne lui reste plus qu’une seule cigarette. Il l’allume, hésite. Il pourrait attendre, il pourrait s’en passer. Quand il travaille au bureau, il parvient bien à le faire. Mais à la maison, quand il se paie des journées comme ça, tout seul, ça fait partie de son rituel, de ses petits plaisirs. Il va sortir. Pour ne pas perdre trop de temps à son retour, il prend le temps de démarrer plusieurs téléchargements. Sa main tremble quand il clique sur les titres prometteurs des vidéos qu’il sélectionne. Dehors, le vent s’est levé. Une petite neige blanche, pure et vicieuse tourbillonne dans le ciel. Il se rhabille, enfile ses bottes, son manteau. Le dépanneur est tout près, il fait doux. Il décide d’y aller à pied. Il ferme les yeux, ouvre la bouche. Les délicats flocons vierges se déposent sur sa langue, où ils viennent doucement mourir.

***

Sylvie travaille au même cabinet depuis plus de vingt ans. Elle y est entrée comme stagiaire, elle rêve d’y devenir associée. Ce soir-là, elle doit rester plus tard au bureau. Elle rencontrera demain un important client potentiel, un gros commercial, international. Sa promotion va se jouer sur ce coup-là, elle le sent, c’est son tour. Il ne lui manque que ça pour son bonheur. Elle est plongée dans les détails de sa présentation quand son téléphone vibre sur le coin du bureau. D’habitude, elle ne répond pas. Mais là, c’est un appel de la maison. En plein cœur de l’après-midi.

— Maman, c’est Émilie. Papa est pas à la maison. On est rentrées par le garage avec le code.

Sylvie ne comprend pas. Ce n’est pas le genre de son chum. C’est un bon père, un gars parfait. Fiable, mature. Presque dix ans qu’ils sont ensemble. Les amies de Sylvie sont toutes jalouses d’elle. Un gars tranquille, doux, aimant. Qui fait l’épicerie, s’occupe des repas, joue avec les filles. En plus, son horaire de travail est flexible. Il peut s’occuper des filles tous les matins et être là le soir quand elles reviennent de l’école. Sylvie peut se consacrer à sa carrière l’esprit tranquille. Elle n’aurait pas pu trouver mieux. Elle l’aime, son Martin. Sans lui, elle ne sait pas comment elle y arriverait.

— Tu es certaine qu’il n’a pas laissé de message, chérie ? As-tu vérifié sur le comptoir de la cuisine, sur le frigo…

— Y a rien maman, rien du tout. On a fouillé partout, partout. Qu’est-ce qu’on fait, maman ? Il est où, papa ?

Moment de panique, d’égarement. Sylvie ne sait pas quoi répondre à sa fille. Ce n’est pas normal, mais elle ne veut pas l’affoler. Elle tente de garder son calme, il faut apaiser sa fille.

— C’est correct, mon amour. Fais ta grande fille, puis surveille ta petite sœur. T’es capable, je le sais. Prenez-vous une collation puis installez-vous devant la télé, on va arriver bientôt, OK ? Vous resterez pas longtemps toute seule, c’est promis. Pis si y a un problème, rappelle-moi tout de suite.

Ses doigts tremblent, elle peine à couper la communication sur son cellulaire. Dès que c’est fait, elle s’empresse de composer le numéro de Martin. Pas de réponse. Elle laisse un message incohérent, presque hystérique sur la boite vocale. Elle rappelle deux fois, trois fois. Même résultat. Elle sait que Martin devait passer la journée à la maison, mais elle essaie quand même de le joindre au bureau. Sans surprise, la secrétaire lui dit qu’elle n’a pas vu Martin de la journée.

Elle rappelle sa fille.

— Salut ma grande, ça va ? Je m’en viens là, je suis à la maison dans une vingtaine de minutes. En attendant, soyez sages.

Sa fille raccroche sans lui avoir posé de questions. Sylvie est soulagée, elle n’aurait pas su quoi lui répondre. Dans l’auto, elle laisse son téléphone bien en vue. Elle se répète comme un mantra que Martin va l’appeler d’une minute à l’autre, elle ne peut pas croire qu’il ait disparu comme ça. Un alcoolique, un drogué, un joueur compulsif, oui. Mais pas son Martin. Pas lui. Le téléphone reste muet pendant tout le trajet.

Quand elle arrive à la maison, elle trouve ses deux petits anges couchés sur le divan, emmitouflés sous une grosse doudou. Sylvie respire un peu mieux. Elle devra mettre les bouchées doubles en soirée pour rattraper le temps perdu pour sa présentation, mais elle ne s’inquiète plus pour ses filles.

— Pas de nouvelles de papa, leur demande-t-elle. Les filles hochent la tête, la regardent à peine, comme hypnotisées par les imprudences du Petit Chaperon rouge qui gambade à l’écran.

Sylvie monte à l’étage pour se glisser dans quelque chose de plus confortable. Elle se dirige ensuite vers le bureau. Elle s’assoit, déplace la souris et constate que l’ordinateur est déjà ouvert.

Sur l’écran, une dizaine de fenêtres indiquent que des téléchargements complétés attendent d’être visionnés. Curieuse, elle en choisit un au hasard, double-clique dessus.

Le lecteur vidéo s’ouvre. Des images floues, imprécises, obscures.

La fin de l’innocence.

Sa présentation n’a soudainement plus d’importance, sa promotion non plus.

 

Dany Leclair, auteur

Né à La Baie, au Saguenay, Dany Leclair s’est exilé à Montréal au début des années 90 afin de poursuivre ses études à l’Université du Québec à Montréal. Il enseigne la littérature au Cégep de Saint-Jean-sur-Richelieu depuis une vingtaine d’années. Il a écrit notamment de courts textes qui sont parus dans des revues et des collectifs.
Il a aussi publié les romans Le sang des colombes (VLB Éditeur) et Le Saint-Christophe (Québec Amérique).

Son dernier roman, Ces eaux qui me grugent, est paru aux Éditions Mains libres, en 2023. Il vit à La Prairie. En 2017, sa nouvelle De plein fouet remporte le Prix littéraire Damase-Potvin – catégorie Professionnelle.

 

Guylain Doyle, photographe

Guylain Doyle est né à Grande-Entrée, aux Îles-de-la-Madeleine. Depuis une trentaine d’années, ses errances photographiques l’ont mené vers cinq continents. Photographe insatiable de voyages, il est toujours prêt à repartir en quête de nouvelles images et de nouvelles rencontres. Ses photos, baignées de lumière et de dignité, ont été publiées dans plus de cinquante pays.
Guylain vit à Saguenay depuis 2004. Entre voyages, conférences, ateliers et vie de famille, il met sa caméra au service des entreprises de la région pour illustrer leur savoir-faire.

 À propos de la photo…

« Je fus tout d’abord interpellé par la symétrie quasi parfaite du bâtiment dans cette scène de rue de La Havane. Puis, par un mélange de patience et de hasard, ces deux vestiges de l’ère soviétique sont venus compléter la composition… » Guylain Doyle

Texte de Dany Leclair – lauréat 2017 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin – mis en valeur à l’occasion de l’exposition soulignant le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin, accompagné d’une photographie illustrant le thème de la 22e édition.
Exposition présentée à la Bibliothèque de Chicoutimi du 8 au 29 octobre 2025, dans le cadre de la programmation de Zoom Photo Festival Saguenay.

 

Crédits

Auteur·e·s : Marie Christine Bernard, Marjolaine Bouchard, Julie Boulianne, Catherine Ferland, Marie-Andrée Gill, Carl-Keven Korb, Steve Laflamme, Guy Lalancette, Dany Leclair, Charles Sagalane; Photographes : Caroline Bergeron, Vicky Boutin, Guylain Doyle, Sophie Gagnon-Bergeron, Pierre Gill, Nathalie Lavoie, Rocket Lavoie, Jeannot Lévesque, Nicolas Lévesque, Annie Perron, Michel Tremblay; Comité organisateur du concours de nouvelles : Céline Dion, Lorraine Minier et Frédéric Gagnon; Idéation, coordination et gestion du projet : Céline Dion; Révision linguistique : Jean-Pierre Vidal; Conception graphique : Marie-Claude Asselin ; Impression des tableaux : EPS ; Intégration contenu web : NickoLabs internet & marketing ; Production : Écrivain·e·s de la Sagamie et Prix littéraire Damase-Potvin – 2025