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Marlon et la mer
de Carl-Keven Korb
Photographe : Rocket Lavoie
Par nuit de scotch nuit noire et rose Marlon saoul comme un singe en hiver se tenait chancelant sur le parapet du pont Saint-Âne il souriait et souriait il balançait ses dernières piastres dans la brise les regardait s’abîmer fendre les flots en silence il lui poussait des rires partout à l’intérieur aux endroits des derniers désirs et juste en face le Vieux Port le centre-ville tonnait cris et lumières c’était jour de foire jour de fête Marlon bouillait Marlon grinçait de toutes ses dents couvait des hymnes aux cieux et aux ruelles il ne savait plus comment dire ni faire la colère la rage qui palpitait dans son crâne et ses poings, Marlon se sentait arraché de lui et de rien, Marlon était fatigué, Marlon sauta.
Une masse noire lui bondit au visage. Une nonne joua de la flûte derrière un bar. Des reptiles dansèrent sur des tables. Un génie aveugle mangea une pastèque empoisonnée. Un garçon perdit ses blocs à la récréation et se retint de pleurer toute la journée. Un clochard déclama la vie de Saint-François d’Assise en écumant. Il fit froid et humide. Le monde disparut.
Marlon se réveilla en vomissant eau et bile, empêtré dans un gros tas de flétans morts, l’esprit et les muscles en compote, brûlé par le sel et l’alcool, avec un beau ciel bleu, tellement bleu, tout droit devant lui, au coin taché d’un nuage en forme de chat, comme collé par-dessus, qui le regardait, et autour, du silence, un silence peuplé de vagues et d’oiseaux invisibles. Marlon vivant. Pourquoi? Comment? Marlon perdit beaucoup de temps à essayer de dégager un sens de cet assemblage de formes et de couleurs qui l’avalaient, en repassant tout son bagage d’expériences contradictoires et de mythologies à icônes, puis il se leva en grimaçant et en glissant sur ce qui s’avéra être le pont d’un chalutier, un chalutier rouge et blanc avec une cabine ornée de lettres peintes qui disaient Personne et d’une bouée comme dans les films.
Marlon s’appuya au bastingage. De l’eau. Partout, dans toutes les directions, de l’eau blanche, avec rien dessus des énigmes dessous. Le chalutier dérivait doucement. Marlon se retourna pour inspecter sa prison. Il mit un temps inouï à voir. À le voir. Lui. Immobile devant la porte de la cabine pourtant tout près, en cuir et en os, qui le dévisageait avec ses yeux jaunes, planté au beau milieu de chez lui depuis le début.
— Qu’est-ce c’est ça, encore? Dit le capitaine du Personne, et il s’approcha en claudiquant comme un loup cassé.
— Pognes ton boute.
Le capitaine sans attendre attrapa un coin du filet tendu au cul du chalut. Marlon ouvrit la bouche. La referma. Puis il fit quelque chose qu’il ne parvint pas à s’expliquer : il prit son bout du filet. Ses yeux se recouvrirent d’une pellicule nouvelle. Quelque chose, enfouie en lui, se dégageait. Il regarda avec surprise ses bras et ses mains qui n’avaient jamais fait ça et qui se mouvaient quand même, dans le brouillard Marlon imita le capitaine jusque dans le tri, l’éviscération, la mise en glace des poissons, puis dans le lavage du parc, la remise à l’eau de la poche, et après encore, dans la cuisine du dîner, et dans l’attente, la répétition, toute la journée, lèvres closes. Jusqu’à la nuit.
Jusqu’à sommeil.
Marlon se réveilla dans la cabine, sur une pile de vieux manteaux. Le capitaine était à côté, à la barre, absorbé. Marlon se réveilla sans la moindre envie d’en finir. Affamé. Libéré. Impatient de reprendre la pêche. Dans un sursaut il eut envie d’exploser de se répandre en justifications et en questions mais le silence et la monotonie du Personne avaient des qualités de vastitude qui agirent comme un ordre, il se tut. Il regarda en lui et n’y trouva aucune volonté de résoudre ce qu’il vivait, et surtout pas d’en parler, de peur que le charme se rompe.
Marlon et le capitaine reprirent les mouvements. Bleu argent des jours et des nuits passèrent, sans mot, d’application en contemplation. Dans ces derniers moments, lorsqu’il n’y avait rien d’autre à faire que de ressentir et laisser les réflexions se dégager du vide, Marlon pensait à avant, sa vie d’hier seulement, déjà lointaine. Il se disait : Si on avait pu partager davantage de silence, se lier et s’apaiser par lui, on n’aurait pas eu à compenser par l’écriture et les cris, et peut- être qu’on aurait mieux vécu, qu’on aurait pu. Puis : Tout ce temps perdu à vadrouiller, pomme de conte après pomme de conte croquées à demi, mises en piles incertaines, lancées aux portes et aux visages, dans ta piscine pleine de feuilles, et le cidre encore le cidre toujours, des hectolitres de cidre… Perdu? Ou : Ces œillères, comment avoir pu les laisser se visser à mes tempes et rouiller là au gré des averses, comment n’être arrivé qu’à voir le précipice devant et rien autour, de tout ce qui s’offre chaque seconde entre les mailles, d’ici au bout du monde, qui est possible aussi?
Marlon se laissa porter, des semaines, des mois peut-être, difficile à dire, pêchant, pêchant. Pêchant? L’expérience de la liberté dans l’enfermement. Marlon l’ombre de Personne. Marlon l’ombre du capitaine. Ombre de la mer. La mer.
Marlon et la mer.
Par crépuscule frais et mauve un soir Marlon ivre de vent se tenait solide sur la proue du Personne il regardait les flots se fracasser contre la coque il rayonnait et rayonnait il lui poussait des cicatrices hilares partout à l’intérieur aux endroits des blessures anciennes Marlon sauvé Marlon debout puis tout d’un bloc en périphérie droit devant lui cerné déjà sans annonce la bourrasque les vagues les traits arrachés à l’horizontale noir rouge vert le ciel et la mer qui explosent le Personne brindille qui choque en tous sens Marlon revola sur le pont il rampa jusqu’à la cabine et à l’intérieur une barre folle solitaire qui danse et les secondes les minutes les vies passent et toujours rien pas de capitaine pas d’espérance et les vitres volèrent en éclats et le Personne en une ultime charge sur monts et vaux mouvants se dressa, Marlon agrippa la barre, Marlon hurla, Marlon plongea ses yeux dans celui de la tempête et il rit, heureux, enfin heureux.
Carl Keven Korb, auteur
Carl-Keven Korb a grandi à Saint-Fulgence, vécu à Alma puis à Chicoutimi, pour finalement trouver son village dans Hochelaga. Après des études en Lettres au cégep et un cursus de création littéraire à l’Université du Québec à Chicoutimi, il fait paraître une quarantaine de nouvelles et poésies dans autant de revues et de collectifs des deux côtés de l’Atlantique. Gagnant du Prix du jeune écrivain de langue française 2015, il a aussi été finaliste au Prix du récit Radio-Canada. Son premier roman, Une nuit pleine de dangers et de merveilles, est paru en 2016, aux Éditions du Chemin de fer. La même année, il remporte le Prix littéraire Damase-Potvin – catégorie Professionnelle pour sa nouvelle Marlon et la mer.
Rocket Lavoie, photographe
Rocket Lavoie est depuis quelques années un photographe professionnel indépendant, après avoir œuvré pour le journal Le Quotidien/Progrès Dimanche pendant 43 ans. Avec les années, ses photos ont été diffusées partout au Québec et au Canada. Il est récipiendaire de la meilleure photo de l’année du Grand Prix des Hebdos en 1997 et 2004. On reconnaît sa grande polyvalence, sa détermination et son habileté à travailler dans diverses conditions. Ne reculant devant rien, il est toujours disposé à saisir l’image marquante. Aujourd’hui à la retraite, il s’amuse à choisir ses sujets pour son plaisir. Rocket a un réel talent pour raconter, un moment, une histoire avec une photo, depuis qu’il tient une caméra entre ses mains.
À propos de la photo…
« Le 4 août 2025, les élèves de l’école de voile de La Baie, rattachée au Club de voile de Saguenay interrompent leur leçon, alors qu’une microrafale venait de causer des dommages importants dans le quartier situé tout près du Club de golf Le Ricochet de Chicoutimi. Par sécurité, les enseignants ont cru bon de demander aux élèves de rentrer au quai. » Rocket Lavoie
Texte de Carl-Keven Korb – lauréat 2016 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin – mis en valeur à l’occasion de l’exposition soulignant le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin, accompagné d’une photographie illustrant le thème de la 21e édition.
Exposition présentée à la Bibliothèque de Chicoutimi du 8 au 29 octobre 2025, dans le cadre de la programmation de Zoom Photo Festival Saguenay.
Crédits
Auteur·e·s : Marie Christine Bernard, Marjolaine Bouchard, Julie Boulianne, Catherine Ferland, Marie-Andrée Gill, Carl-Keven Korb, Steve Laflamme, Guy Lalancette, Dany Leclair, Charles Sagalane; Photographes : Caroline Bergeron, Vicky Boutin, Guylain Doyle, Sophie Gagnon-Bergeron, Pierre Gill, Nathalie Lavoie, Rocket Lavoie, Jeannot Lévesque, Nicolas Lévesque, Annie Perron, Michel Tremblay; Comité organisateur du concours de nouvelles : Céline Dion, Lorraine Minier et Frédéric Gagnon; Idéation, coordination et gestion du projet : Céline Dion; Révision linguistique : Jean-Pierre Vidal; Conception graphique : Marie-Claude Asselin ; Impression des tableaux : EPS ; Intégration contenu web : NickoLabs internet & marketing ; Production : Écrivain·e·s de la Sagamie et Prix littéraire Damase-Potvin – 2025