23e édition 2018 – Éternité

Quatre fois, quatre saisons

de Steve Laflamme
Photographe: Sophie Gagnon-Bergeron

Chaque fois qu’il meurt, Étienne Mendoza se dit que c’est la dernière. Les stries sur le mur de sa cellule sont-elles autant de fois sa vie scarifiée par erreur ? Sont-elles l’inscription des jours à faire ou de ceux qu’il a écoulés ? L’inconvénient de l’éternité, qui a établi son empire dans cette cellule écrue empestant l’urine et les remords : passé, présent et futur se confondent pour ne former qu’un même magma intemporel, résolu à rendre fou n’importe quel homme confiné à une sédentarité aussi spartiate que celle de Mendoza.

Sentence à vie, a statué une voix il y a un mois, ou un an, ou une vie. Mendoza tient à pleines mains les barreaux de sa geôle comme un guidon qui pourrait réorienter le temps à venir. Mais le temps est stable quand il est éternité. Droit et imperturbable. Le temps est aux heures blanches, aussi blanches que les nuits lorsqu’elles sont peuplées des spectres de ces vies que Mendoza a brisées.

Chaque fois qu’il s’éveille, le détenu voit les quatre saisons de son enfer.
Printemps – Laura, douze ans.
Été – Jade, onze ans.
Automne – Mégane, douze ans.
Hiver – Éléna, dix ans.

Expier, réfléchir, se pardonner, se semoncer, croire en sa rémission. Attendre les bruits de pas dans le corridor, ceux du gardien. Ou ceux de sa culpabilité, qui lui rend visite dans son incarnation hallucinatoire du moment. Mendoza souhaite que les pas durent une heure, un jour, un mois, pour que le silence ne blanchisse pas à nouveau les heures en les recouvrant de l’absence.

Mais inexorablement réapparaît le néant. Les heures qui s’égrènent comme la lente digestion de sa honte se mesurent à l’aune du temps qu’il faut pour que les mains de Mendoza en viennent à glisser des barreaux et à retourner, vaincues, dans ses poches. Hier – ou était-ce ce matin ? –, ses mains ont tenu le coup pendant toute la durée de la faim qui lui a taraudé l’estomac jusqu’à la ronde du gardien. Moites, elles n’ont laissé sur le métal qu’une buée aussi vaine que les assauts de la colère du prisonnier contre l’éternité qui le tient captif.

Ici, les murs s’usent d’être observés jusqu’à devenir des écrans de plâtre sur lesquels Mendoza contemple les images, sauvegardées par sa mémoire, de ce qui l’a condamné au giron de son éternité personnalisée.

C’est que l’éternité est une bête égoïste. Tentative de strangulation avec ses draps, morsure au poignet jusqu’à se déchiqueter les veines, élans de mouflon enragé tête première dans les murs de plâtre – toujours les geôliers jouent les émissaires de l’égoïste éternité en trouvant Mendoza blessé – mais jamais mort. Le temps qui se dilate ici ne partagera pas sa proie avec la Mort.

Sentence à vie, a tranché la propre voix de Mendoza quand il a compris que sa condamnation consistait à revivre en boucles les instants les plus avilissants de ce qu’il est réellement.

***

Après chaque atteinte à sa vie, il constate qu’il a failli, encore une fois. Décidément, Mendoza est plus habile criminel que bourreau. Ses retours à la réalité sont ponctués par l’égouttement incessant qui nargue le silence, à l’autre extrémité du couloir. Est-ce le sang d’un codétenu venu à bout de l’attente ? Est-ce la bête-éternité qui salive à l’idée d’éroder davantage l’esprit de Mendoza ?

Chaque fois qu’il survit, Mendoza espère la clémence de l’éternité. Il rêve qu’elle lénifie son séjour en ce cachot glauque en le plongeant, sinon dans l’après-vie, au moins dans un coma salvateur.
Cette fois, l’ombre qu’il aperçoit sur le mur, c’est celle de Jade, l’Été des quatre saisons qui ont mené à son enfer. Elle le suit partout où il pose le regard dans son coqueron humide. Il entend ses supplications, ses pleurs, auxquels s’entremêlent les siens. La froideur des barreaux, lorsqu’il les attrape pour défier son endurance à l’immobilité, lui rappelle sa propre froideur devant l’enfant. L’éternité de ce que nous sommes est jalonnée d’instants fugaces. Étienne Mendoza, par exemple, sait qu’il ne sera plus jamais rien d’autre que la somme des méfaits qu’il a commis pour aboutir ici.
C’est pourquoi ce soir il tentera une nouvelle fois d’interrompre son calvaire. La manche de sa chemise, déchirée, chiffonnée puis enfouie dans sa gorge pour l’obstruer, le privera du souffle qui nourrit cette bête-éternité comblée de le garder captif.

Quand les mains de Mendoza se fatiguent de jouer à tenir les barreaux de la prison le plus longtemps possible, elles s’emploient illico à retirer la chemise du prisonnier. À en lacérer une manche…

***

Chaque fois qu’il meurt, Étienne Mendoza regrette d’être ce qu’il est : un homme trop fort pour les enfants et trop faible pour soutenir la sentence à vie que lui a infligée le temps qui passe. Quatre instants furtifs ont balisé l’année, quatre saisons qui ont pris la teinte de l’abomination. Quatre raisons d’envoyer Mendoza se morfondre en taule.

En ouvrant les yeux, déçu par la Mort qui le refuse, Étienne Mendoza vomit le tissu de sa chemise et voit un visage flou au plafond. L’asphyxie l’a ravi, le temps de quelques râles, à l’éternité. Les traits se précisent, les yeux se définissent, le sourire s’élargit. C’est Mégane, l’Automne de son parcours criminel. La petite se réjouit que Mendoza ait encore échoué à échapper aux mains de la bête-éternité qui le possède.

Chaque fois qu’il échoue, Étienne Mendoza se dit qu’il ne vaut plus la peine d’essayer de se soustraire à sa sanction. Jusqu’à la prochaine fois.

***

L’éternité est une bête protéiforme. Lorsqu’elle en a assez d’occuper le pénitencier, elle attrape Étienne Mendoza et l’entraîne dans son prochain repaire : l’hôpital psychiatrique. Ici le temps est lisse, seuls les cris se substituent au silence. Et les envies de suborner la Mort sont engourdies à renfort de drogues, dont aucune n’alloue hélas à Mendoza le luxe de cesser de contempler son éternité, répandue à l’infini autour de lui.

 

Steve Laflamme, auteur

Né à Saint-Félicien, Steve Laflamme enseigne la littérature au Cégep de Sainte-Foy. Le Chercheur d’âme, son premier roman, a été finaliste pour le Prix roman du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean 2017. Il met en scène Xavier Martel, un enquêteur qu’on retrouvera dans Sous un ciel d’abîme et dans Sans la peau, série policière parue aux Éditions de l’Homme.

Détenteur d’un baccalauréat en études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et d’une maîtrise en création littéraire de l’Université Laval, il a publié plusieurs articles sur la littérature de genre et sur la langue, notamment dans la revue Québec Français (de 2004 à 2012) et Clair/obscur.

Outre deux thrillers publiés dans la collection des « Contes interdits » aux Éditions ADA, ainsi que deux autres parus aux Éditions du Corbeau, il a publié une série de trois romans policiers chez Libre Expression. Le dernier, La mémoire du labyrinthe est paru en 2025.

En avril 2018, il remportait le Prix littéraire Damase-Potvin – catégorie Professionnelle pour sa nouvelle Quatre fois, quatre saisons.

Sophie Gagnon-Bergeron, photographe

Sophie Gagnon-Bergeron est photographe, réalisatrice et autrice installée au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Issue d’une formation en lettres, elle développe une pratique où l’image et l’écriture s’entrelacent pour interroger la mémoire, le territoire et la trace des disparitions. Fondatrice de Canopée Médias (2015), elle conjugue création artistique et production audiovisuelle, tout en menant une recherche personnelle à la croisée du documentaire et de la poésie. Elle fera bientôt paraître Grand feu, vaste projet photographique et éditorial sur l’incendie de 1870 et ses résonances contemporaines, et agit comme productrice du documentaire Alice, consacré à la victimisation secondaire.

À propos de la photo…

« Le temps m’apparaît comme un grand feu ; le présent en est la lisière, là où nous habitons, poussés vers l’avant dans une marche qui n’arrête jamais. Le passé se dresse derrière nous comme un brûlis, et le pire des chagrins prend la forme de toutes les disparitions qu’il amène, contre lesquelles nous pouvons si peu. L’appareil photo nous offre l’illusion de l’éternité, la promesse de sauver quelque chose des flammes par la puissance magique d’un geste qui fige et retient, nous fait sentir vivants, sorciers, poètes plus forts que le temps. » Sophie Gagnon-Bergeron

Texte de Steve Laflamme – lauréat 2018 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin – mis en valeur à l’occasion de l’exposition soulignant le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin, accompagné d’une photographie illustrant le thème de la 23e édition.
Exposition présentée à la Bibliothèque de Chicoutimi du 8 au 29 octobre 2025, dans le cadre de la programmation de Zoom Photo Festival Saguenay.

 

Crédits

Auteur·e·s : Marie Christine Bernard, Marjolaine Bouchard, Julie Boulianne, Catherine Ferland, Marie-Andrée Gill, Carl-Keven Korb, Steve Laflamme, Guy Lalancette, Dany Leclair, Charles Sagalane; Photographes : Caroline Bergeron, Vicky Boutin, Guylain Doyle, Sophie Gagnon-Bergeron, Pierre Gill, Nathalie Lavoie, Rocket Lavoie, Jeannot Lévesque, Nicolas Lévesque, Annie Perron, Michel Tremblay; Comité organisateur du concours de nouvelles : Céline Dion, Lorraine Minier et Frédéric Gagnon; Idéation, coordination et gestion du projet : Céline Dion; Révision linguistique : Jean-Pierre Vidal; Conception graphique : Marie-Claude Asselin ; Impression des tableaux : EPS ; Intégration contenu web : NickoLabs internet & marketing ; Production : Écrivain·e·s de la Sagamie et Prix littéraire Damase-Potvin – 2025