J'attendrai

Une nuit à l'Auberge des 21

J’attendrai

Sonia PERRON

J’attendrai
Le jour et la nuit,
J’attendrai toujours
Ton retour

23 juillet 1941

Ce matin, il fait chaud. Tellement chaud. En fait, la chaleur est partout. Un mois de juillet suffocant. Un peu trop pour moi.

Heureusement, il y a le Saguenay. Je suis ici depuis l’aube ou presque. La baie m’hypnotise avec son soleil jaune vif, ses vagues bruyantes, son bleu lumineux. Un vent de mer fait de l’esbroufe. Les pans de ma jupe virevoltent.

Avec la chaleur, les filles n’ont pas beaucoup dormi. Sur le quai, l’air est frais. Maude repose enfin dans son landau. Brune, calme. Un bon bébé. Du haut de ses deux ans, ma blonde Lisette court sur les trottoirs de bois. Dans tous les sens. Observant au passage les voyageurs qui s’apprêtent à monter sur le Tadoussac.

Je raffole des bateaux blancs. Du brouhaha. Des dames habillées à la dernière mode. Des hommes fringants, cigarette au bec. Tous ces gens qui y travaillent. Habillés de costumes blanc immaculé. Chics. Comme au cinéma.

J’observe surtout les nouveaux mariés qui embarquent. Fiévreux. Heureux. Excités. Se marier aux aurores afin de prendre la croisière de 6 h 45 ! Je l’aurais fait aussi. Passer ma nuit de noce en flottant. Bercée par la houle. Avec l’orchestre qui joue des chansons d’amour. Peut-être entendre Tino Rossi. Y danser le plus beau tango du monde.

Je les envie. Moi c’était une noce d’hiver. Trois ans déjà. 1938.

Un temps glacial. Avec mon cuisinier aux yeux bleus. J’avais 17 ans, lui 26. Rêveurs. Des projets plein la tête.

Peut-être qu’un jour nous ferons le voyage. Voguer sur ces immenses bateaux. Voir Québec. Montréal.

Là, pas le temps. C’est la guerre.

Mon beau cuisinier s’est engagé l’automne passé. Pour répondre à l’appel de son général de Gaulle. Volontaire. Pour sauver le monde. Délivrer l’Europe d’Hitler.

Il est venu en février lors d’une première permission. Par un froid de canard. Une semaine. Juste une courte semaine. Ça m’a pris presque deux jours avant de le reconnaître. Ma plus vieille, encore plus. Elle hurlait quand il s’en approchait. Il était nerveux. Encore sur le rythme de son camp d’entraînement.

Pendant sa visite, dans le logement frisquet et étroit, il m’a fait à manger. Il veut toujours me faire à manger. C’est ce qu’on lui apprend dans son régiment à Lévis. À cuisiner pour une armée. À faire la guerre. Il ira bientôt là-bas. Dans les vieux pays. Dans le Progrès de jeudi, il y avait un gros titre : « Pourquoi Dieu n’arrête-t-il pas la guerre ? » J’ai tout lu l’article. Dieu ne m’a pas vraiment éclairée.

Mon beau cuisinier est heureux de traverser. Aller en Europe. Participer au conflit. Libérer la France. Voir Paris. Il dit que c’est là où l’on mange le mieux dans le monde. Il affirme qu’après, il pourra devenir un vrai chef. Pas un cook de chantier. Un chef comme les Français. Pour ouvrir un restaurant. Peut-être même un hôtel. Pourtant, là-bas, il y a des Allemands partout. Pas la place pour des cours de cuisine. J’écoute la radio. Je lis les journaux. Rien pour me rassurer.

Ici, à Bagotville, je suis bien. Loin de mon village, du rang 4 où j’ai été élevée. Avec mes dix frères et sœurs. Tous plus jeunes. Dans une maison éloignée de tout, mal isolée, où la vie n’était que travail.

Ici, enfin une chambre à moi, une minuscule cuisine, une belle vue sur la baie. Et mes deux filles. Mes trésors. La belle-famille n’est pas loin. Tous travaillent au magasin de tissu. Je suis très bien capable de m’organiser.

Ici, je suis libre.

Quand il est venu lors de sa première permission, mon beau cuisinier a acheté un tourne-disque. Alibert, Rina Ketty et Bing Crosby. J’ai appris par cœur toutes les chansons. J’espère d’autres disques.

Cette semaine, nous irons sûrement au magasin avec les filles. Juste à côté de chez moi, deux hôtels, le Café populaire et plein de commerces. Et surtout le quai. Je marche beaucoup avec les petites dans la ville. Les bateaux. Les étrangers. Les voitures. L’odeur du moulin à papier de Port-Alfred. Qui fait à tout coup plisser du nez ma Lisette.

Le gouvernement a installé une grande arche de bois au-dessus du pont de la rivière à Mars. C’est écrit : « Obligations de la Victoire » et de l’autre côté « Notre pays vaut des sacrifices ». Moi, je ne veux pas sacrifier mon homme. Lui n’est pas inquiet. Il va cuisiner, me dit-il. Pas guerroyer.

Le Tadoussac quitte le quai. Avec tous ses passagers qui agitent la main.

Mon beau cuisinier arrivera tantôt. Avec l’autobus. Pour sa deuxième permission. Sept jours. Sept jours avant le grand départ. Sept jours avec lui. C’est bien court sept jours.

 

30 juillet 1941

Le Tadoussac, au large. Ses amoureux à son bord.

Les petites jouent à faire des amoncellements de boue près du quai. Sur la rive. À marée basse. Au travers des billes de bois. Le temps est doux. Les nuits, enfin plus fraîches. Ce matin, mes poulettes ont dormi tard. Hier, elles ne voulaient pas se coucher. Une semaine à faire des choses qu’elles ne font jamais. Moi aussi. Une semaine houleuse. Pour les filles, les choses se sont mieux passées qu’à la dernière permission. Mon cuisinier cuisinait. Patient avec elles. Comme je ne l’ai jamais vu. Il a même préparé des biscuits avec sa blanche comme il appelle Lisette. Bercé Maude avec la voix de Lucienne Boyer chantant «Parlez-moi d’amour». Applaudi ma blondinette fredonnant « Mon cœur est un violon ».

Il a joué au militaire. Lits, comptoir de cuisine, placards. Impeccables. Classer, jeter, laver. Épuisant. Toute seule avec mes filles, j’ai le temps de lire les journaux. Rêvasser. Réussir les mots croisés. Avec lui dans mon logement, je n’arrive plus à penser. Étourdie. C’est toujours mon cuisinier aux yeux de mer. Mais agité comme un soldat en campagne.

Mercredi passé, quand il est descendu de l’autobus, des bagages comme jamais. Des poupées pour les filles. Des disques pour moi. Mon Tino. «L’auberge au crépuscule», «Sérénade de Mexico» et ma préférée «J’attendrai». Comme sortis d’une boîte à surprise, de la farine, du sucre, du café, du chocolat et du beurre. Tout ce qui est de plus en plus rare et de plus en plus cher. Il fallait fêter. Célébrer son départ. Lui qui voguera sur l’Atlantique. Au-dessus d’hypocrites sous-marins espions allemands. Tapis juste pour couler les navires.

Je ne suis pas une parleuse. Lui, pas beaucoup plus. Le temps était compté. Malgré ça, les mots ne venaient pas.

Sauf avant-hier. Une journée presque parfaite. Troublante.

Je veux en retenir toutes les minutes. Juste pour moi.

Un soir, une nuit, mon amour

T’avoir dans mes bras jusqu’au jour

Comme dans la chanson de Tino.

Nous étions venus passer l’après-midi sur le bord de la baie avec les fillettes. Pour la dernière fois avant le grand départ. Il tentait de me convaincre de laisser les enfants chez sa mère pour le souper et la nuit. Difficile. Je ne les avais jamais confiées à personne. Les gardant juste pour moi.

Et il y a eu cette photo. Au début, je ne voulais surtout pas. Revêtir son uniforme de l’armée. L’Armée de Sa Majesté. Moi, photographiée en soldat. Sur la plage. À marée montante. Avec des billots éparpillés, échappés de la scierie. Habillée comme un homme.

C’était une demande farfelue. Je ne voulais pas. Hors de question. C’était indécent. Et lui qui insistait. Insistait.

Je me suis emballée. Le ton montait. Les petites pleuraient. C’est là qu’il a hurlé.

Hurlé sa peur. Son angoisse. Sa crainte de ne plus jamais nous revoir.

Une cassure. Presque des larmes.

Sonnée. Les filles aussi. Les pleurs ont arrêté net.

C’était la dernière journée. La nuit ultime. Avant un bout. Avant la fin peut-être.

J’ai acquiescé. À la photo. À son idée de déguisement. À sa soirée sans nos fillettes.

Il avait déjà trouvé son paysage. La baie. Son ancrage.

Tout était prévu. Un kodak emprunté au beau-frère Sylvio, nouvellement photographe. Dans sa besace de soldat, des caramels pour Lisette. Une couverture pour Maude.

D’abord, il a tenté de photographier les petites qui ne tenaient pas en place. Je ne sais comment, il a enrayé le mécanisme au premier essai. Pas patient.

Il me voulait seule pour l’autre portrait. Maude venait de s’assoupir dans le carrosse. Le grand air lui fait du bien. Pour ma Lisette, c’était autre chose. Elle voulait sa maman. Lui voulait que je sourie. C’était un peu trop. Les manches de son habit militaire étouffant pendaient au bout de mes bras. Une chaleur écrasante.

Je ne sais pas si la photo sera bonne. Il dit qu’elle demeurera dans son portefeuille. Pour toujours.

Après les petites ont joué dans l’eau. Le temps, arrêté. Nous avons marché vers le magasin de ma belle-mère. Laissé la marmaille. Pris la route de notre logement. Juste nous deux.

Il a choisi une de mes robes. Pas la plus belle. Celle qu’il préférait. Avec de délicates fleurs rouges. Nous irions à l’hôtel. Un ami à lui était le cook de l’Hôtel Commercial. Il avait obtenu une chambre gratuite. Parce que mon beau cuisinier était soldat et surtout qu’il partait outre-mer. Son patron faisait « son effort de guerre ».

Une chambre d’hôtel. Je n’avais jamais couché dans un hôtel. À quelques minutes de chez nous. Extravagante idée. Mais j’avais dit oui. Oui à tout pour cette dernière nuit.

Il m’a fait à manger. Encore. Dans la cuisine du restaurant de l’hôtel. Dans tout le barda. Au fond de l’office. Une table, des assiettes blanches, des verres de cristal. Même du vin.

Qu’il était lumineux, mon soldat. Aux fourneaux. À rire avec l’autre cook. À humer, brasser, mitonner.

Une soupe, d’abord. Goûteuse. Puis de petites patates bien rondes. Et un steak. Une belle pièce de bœuf. Avec une sauce au vin. Comme en France. Une salade aux cailles comme il sait que j’aime.

J’ai dégusté. Tout. Il resplendissait. Le dessert. Une tarte. Débordante de framboises. Avec de la crème. Une pâte au beurre. Au beurre !

Il faisait chaud dans la cuisine. Nous sommes sortis tous les deux en direction du quai. Pour aller respirer l’air salin. Arpenter le bord du Saguenay. La noirceur tombait. Il m’embrassait comme quand je l’avais connu. À l’abri des regards indiscrets.

Il a toujours le rêve fou : ouvrir un restaurant. Avec moi. Grâce à l’argent économisé pendant la guerre. Je m’occuperai des papiers, des chiffres. J’adore compter. Nous achèterons une voiture. Je conduirai. Je sais déjà conduire un tracteur. Il pourra cuisiner. Comme il aime. Il reviendra dans un an ou deux. Cette guerre finira bien par finir.

Le vin avait amolli mes peurs. Dans le grand lit de l’hôtel. Il a pris le temps. Il était doux. Moins brusque. Plus tendre. Nous avons parlé après. Encore et encore. Endormis aux petites heures.

Il est parti hier en après-midi. Je n’ai pas pleuré. Lui non plus. Juste un long regard avant que l’autobus quitte.

Je suis rentrée. Mes anges dorment, saoulés de grand air.

J’écoute mon Tino. Je rêve de mon beau cuisinier. De notre restaurant futur. De tout le beau qui viendra. J’attendrai.

Le vent m’apporte des bruits lointains
Guettant ma porte j’écoute en vain
Hélas, plus rien plus rien ne vient
J’attendrai le jour et la nuit
J’attendrai toujours ton retour
Et pourtant j’attendrai
Ton retour
Et pourtant j’attendrai
Ton retour

Tino Rossi, 1939
Version originale (italienne)
Paroles : Nino Rastelli ; musique : Dino Olivieri
Paroles françaises : Louis Poterat

 

Processus de création

de Sonia Perron

En me préparant pour ma nuit à l’auberge, je trouvais amusante l’idée d’aller coucher dans ma propre ville. Et cette visite devait donner des mots, un récit. Toujours cette peur de n’avoir rien à dire. J’ai donc lu sur l’histoire du coin.

Je me suis souvenue aussi des pèlerinages qu’on faisait enfants. Toute la famille. Prendre la route pour Bagotville. Quand ce quartier était encore une ville. Aller voir la maison où maman était née. Le cimetière où notre arrière-grand-père était enterré. L’hôpital où mon impressionnante arrière-grand-mère terminait tranquillement sa vie. Voir le quai. La baie dans toute sa splendeur. Entendre les mêmes histoires. Les bateaux blancs que maman aimait tant. Les nombreuses virées pour aller les voir partir, arriver. Et il y a cette photo. La photo de grand-maman habillée avec l’uniforme militaire de grand-papa.

Dès mon arrivée à l’Auberge des 21, il fallait que je trouve ce qui m’inspirerait. Avec Patrick le photographe, on a exploré. La chambre, les corridors, les œuvres dans le lobby. Et finalement la cuisine. Spacieuse, encombrée de plats, de vaisselle, d’épices. De massifs poêles. Furtivement, Patrick a photographié. On explorait discrètement, sachant très bien qu’une cuisine est un lieu protégé. Un endroit où les clients n’entrent pas.

Le lendemain, rencontre avec le chef et propriétaire Marcel Bouchard à parler de mon grand-père, chef aussi. Chef d’une autre époque. Chef pendant la guerre. Qui une fois revenu rêvait de partir son restaurant, d’ouvrir un hôtel.

Au retour, dans la voiture, c’était décidé. La cuisine, son cuisinier et Bagotville seraient mon ancrage.

Le nez dans le dossier militaire de mon grand-père. Comparer, fouiller et finalement découvrir que la fameuse photo a été prise tout près de l’Auberge des 21 où j’avais passé la nuit. Instant capturé lors de la dernière permission de mon grand-père avant de partir pour la guerre. Toujours dans mes oreilles les mots de Tino Rossi. « J’attendrai ». En boucle. Tellement que ce toc m’a fourni un titre. Ma grand-mère adorait Tino.

Et voilà. Ne me restait plus qu’à écrire, à rêver cette dernière semaine avant le grand départ.

 

À propos de l’auteure…

Née à Chicoutimi, Sonia Perron a été animatrice à Radio-Canada puis réalisatrice d’émissions quotidiennes. Elle est aussi connue pour ses documentaires radio et télé. En 2019, elle publie un premier roman inspiré de faits vécus, Billydéki (Fides, 2019).

 

Le texte J’attendrai de Sonia Perron a été écrit dans le cadre d’un projet collectif de création littéraire, Une nuit à l’Auberge des 21, mis en oeuvre par Écrivain·e·s de la Sagamie avec le soutien du Conseil des arts de Saguenay – Programme de soutien aux projets spéciaux, maillage «Arts et Affaires», l’Auberge des 21, Conception graphique MC, la Fondation TIMI, le député de Dubuc François Tremblay, le député de Chicoutimi–Le Fjord Richard Martel et, bien sûr, la Ville de Saguenay.

Auteur·e·s du collectifJulie Boulianne, Cindy Dumais, Martin Duval, Stéphanie Gervais, Paul Kawczak, Michaël La Chance, Yves Ouellet et Sonia Perron; photographe: Patrick Simard; direction littéraire: Gabriel Marcoux-Chabot; révision linguistique: Christine Martel; conception graphique: Marie-Claude Asselin; intégration contenu – web: Nickolas Simard; idéation, coordination et gestion du projet: Céline Dion. Production Une nuit à l’Auberge des 21: Écrivain·e·s de la Sagamie. Mars 2022