Marguerite Belley - Pionnière de la ville de Jonquière (1792-1877)
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Par Stéphanie Tétreault – Illustration Joëlle Gobeil
Je suis une des pionnières de la ville de Jonquière. Un pionnier, c’est un colon qui défriche une terre, un nouveau territoire pour s’y établir. À l’époque, ce territoire à habiter s’appelait Rivière-aux-Sables, du nom du cours d’eau qui le traverse.
Dans les années 1850, je vivais à Rivière-Mailloux, à proximité de La Malbaie, dans la région de Charlevoix. J’ai eu 13 enfants, mais seulement 10 ont atteint l’âge adulte. Mes six garçons avaient bien de la misère à se trouver de l’ouvrage. Les bonnes terres riches près du fleuve, il n’y en avait plus!
À mon grand regret, je voyais les jeunes partir travailler dans des facteries, loin aux États-Unis. Le salaire dans les usines était médiocre, les journées étaient longues et les conditions de travail, difficiles et même insalubres. Ces jeunes et ces familles devaient alors laisser derrière eux leur culture et leur langue pour vivre en anglais en Nouvelle-Angleterre.
Avec ma tête dure, je m’obstinais à vouloir garder la jeunesse franco-canadienne dans notre pays. C’est là que j’ai entendu parler de la Société des Pinières du Saguenay, créée dans Charlevoix. Des pionniers et des pionnières ont lancé la colonisation dans la région du Saguenay. J’ai alors eu une idée : acheter un lot de terre fertile près de la rivière aux Sables. Il faut croire que, malgré ma soixantaine, j’avais l’esprit aventurier!
Ainsi, avec mes fils Thomas et Léandre, je me suis installée progressivement sur notre terre, située à plusieurs jours à cheval, sur des sentiers peu praticables. Sur le coup, Thomas trouvait que je n’avais pas froid aux yeux : « La mère, votre projet est ambitieux. Imprudent, même! » Il avait raison : ouvrir un territoire dans des conditions misérables, ce n’est pas donné à tout le monde. Mais moi, je voyais loin : dans quelques années, ma famille pourrait vivre avec aisance sur sa propre ferme.
En attendant, nous, les colons, devions défricher ce lot de terre boisée, soit abattre les arbres, dessoucher, labourer la terre et semer. Nous devions aussi construire une maison avec les moyens du bord. Thomas, Léandre et moi avons d’ailleurs été les premiers à bâtir une cabane rustique sur les berges de la rivière.
Les premières années, nous y passions seulement l’été, car l’hiver était trop rigoureux dans ces conditions précaires. Aussi, il n’y avait pas de commerces ni d’industries : pas même une église! Pour nous nourrir, nous pêchions la truite, sinon nous puisions dans nos réserves de patates, de lard salé et de farine. Ah ça, on peut dire que de la sauce à la poche, on en a soupé! Léandre disait souvent qu’elle allait lui sortir par les oreilles!
Bref, c’était un mode de vie très difficile qui en a découragé plus d’un. Il fallait avoir la couenne dure!
Pourquoi s’installer sur les bords de la rivière aux Sables? Parce que ce territoire comportait des lots de terre fertile disponibles. Connu sous l’appellation de La Pinière, il foisonnait de pins blancs. Ces énormes conifères avaient une valeur marchande aux yeux de Peter McLeod, un commerçant associé au roi du bois William Price, qui détenait le monopole de l’exploitation forestière au Saguenay.
Malheureusement, nous avons vite constaté que, sur ces lots de terre, les pins blancs de grande valeur avaient déjà été abattus, transformés en pitounes et transportés par voie d’eau jusqu’aux moulins à bois de la William Price and Company. Pire : à Rivière-aux-Sables, il n’existait pas encore de moulin à bois à qui vendre les billots bûchés à sueur de front par nous, les colons nouvellement installés!
Malgré tout, j’ai persévéré et encouragé mes fils à continuer notre projet d’établissement à Rivière-aux-Sables, car, oui, les premières années, nous avons été confrontés à la misère. Je gardais toujours en tête le rêve d’une vie meilleure pour les miens, dans notre propre pays, malgré les maringouins, le travail éreintant et les repas répétitifs.
Un jour, mon mari Jean Maltais, qui était malade depuis des années, est décédé à La Malbaie. Puis, certains de mes fils se sont installés en permanence dans la région du Saguenay. À Rivière-aux-Sables, j’étais bien connue en tant que la veuve Maltais. J’ai continué à participer au développement de la jeune colonie, entre autres lors des corvées pour la construction de la chapelle. J’ai aussi assisté à la toute première séance du conseil du canton Jonquière et à l’ouverture de l’école.
J’ai été reconnue par mes pairs pour mon courage et ma persévérance. Même monsieur le curé me citait pendant la messe comme un exemple à suivre dans la colonisation des terres! J’en étais bien fière, mais ça me gênait un brin… J’ai pour mon dire que je ne faisais que mon devoir de chrétienne.
Sur mon lit de mort, à 84 ans, je pouvais partir l’esprit tranquille : un seul de mes six fils s’est installé aux États-Unis. J’avais accompli ma mission!
Aujourd’hui, grâce à toutes ces vaillantes mères et femmes de colons qui ont mis la main à la pâte avec ardeur et beaucoup de volonté, Jonquière est devenue une municipalité où il fait bon vivre.
Récemment, en 2022, Marguerite Belley a obtenu le statut de personnage historique pour sa contribution à la fondation de la ville de Jonquière. Elle a fait partie des colons qui ont retenu leurs familles de l’émigration massive aux États-Unis afin de maintenir leur culture et leur langue.