Eugénie Lapointe - À la défense de l’éducation en campagne (1895-1962)
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Par Häxan Bondu – Illustration Natalie Birecki
J’ai vu le jour le 31 décembre 1895 à La Malbaie, dans la région de Charlevoix. Je suis née à une période où les maisons n’ont ni électricité ni téléphone. La majorité des familles vivent d’agriculture, le principal moyen de subsistance dans les campagnes. J’ai grandi dans Charlevoix jusqu’à mes 12 ans.
Un jour, ma famille et moi migrons au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Nous nous établissons à Notre-Dame-d’Hébertville, un village au sud-est du lac. Plusieurs familles font le même voyage que nous puisqu’il manque de plus en plus de terres agricoles dans la région de Charlevoix. Peu de gens possèdent une automobile. Je n’en ai même jamais vu une! Aussi, puisque les quelques routes praticables sont souvent mal entretenues, le long voyage vers le Lac-Saint-Jean se fait en bateau, à pied, à cheval et parfois en train.
Une fois ma famille établie à Hébertville, je continue mes études au couvent le plus près. Lorsque je suis assez grande, je vais suivre mon cours à l’École normale des Sœurs du Bon-Pasteur, à Chicoutimi.
Dirigées par des communautés religieuses, les écoles normales sont spécialisées pour les jeunes filles qui désirent devenir enseignantes. Puisque la plupart des femmes se marient et s’occupent des nombreux enfants à la maison, celles qui peuvent étudier n’ont pas beaucoup de choix sur le marché du travail. Si elles ne deviennent pas religieuses, elles sont enseignantes ou infirmières.
Or, cette réalité est en plein changement dans les grandes villes comme Montréal, où de plus en plus de carrières s’offrent aux filles. Toutefois, dans une région rurale comme le Saguenay–Lac-Saint-Jean, les écoles pour filles sont encore peu nombreuses. Celles dites mixtes, incluant les filles et les garçons, sont très rares.
Puisque je suis une élève brillante et motivée, je reçois des prix pour mon excellente performance scolaire. À la suite de mes études à l’École normale, je deviens institutrice pendant quelques années dans les écoles de rang. Ce sont de petites écoles semblables à des maisons, présentes partout sur le territoire pour éduquer les enfants de la campagne. Elles n’ont ni l’eau ni l’électricité. Les élèves doivent toujours s’y rendre à pied, malgré la distance et les intempéries.
J’adore enseigner! Je suis une institutrice tendre avec les petits, mais ferme avec ceux qui grandissent. On pourrait même me croire sévère, mais je cherche seulement à ce que mes élèves offrent le meilleur d’eux-mêmes.
Depuis mon jeune âge, j’entretiens une belle amitié avec mon oncle, monseigneur Eugène Lapointe. Il est un homme important dans la région, car il est le fondateur du premier regroupement catholique à la défense des ouvriers de la Pulperie de Chicoutimi. C’est ce qu’on appelle un syndicat catholique. Son initiative crée non seulement le premier syndicat catholique dans la région, mais aussi le premier dans tout le Canada. L’enthousiasme de mon oncle à s’engager dans son milieu m’encourage à m’investir aussi.
En 1915, j’épouse Raoul Tremblay, un agriculteur de Métabetchouan. Je cesse alors d’enseigner puisque je dois élever nos enfants. Raoul vient lui aussi d’une famille engagée. Son père Onésime a lutté contre les injustices vécues par les agriculteurs du Lac-Saint-Jean. Son frère, monseigneur Victor Tremblay, est le fondateur de la Société historique du Saguenay et le créateur du drapeau de la région. Comme son père et son frère, mon mari Raoul contribue à sa communauté. Il participe à l’Union catholique des cultivateurs, une organisation qui se porte à la défense des agriculteurs partout au Québec. Il s’engage aussi au sein de la commission scolaire, de la caisse populaire et dans sa paroisse.
J’adore accompagner mon mari dans ses nombreux engagements. De mon côté, je suis impliquée dans l’Union catholique des fermières, une organisation qui sert à éduquer et à rassembler les femmes vivant à la campagne. À l’époque, il n’est pas facile pour elles de défendre leurs idées. La vie publique et politique est vue comme un milieu d’hommes. Les femmes sont donc exclues des instances où se prennent les décisions. Cependant, puisque je suis éduquée et politisée, m’exprimer sur les enjeux d’actualité et permettre à mes camarades de le faire est important pour moi. D’ailleurs, je n’hésite pas à écrire à la presse locale pour exposer mes points de vue, surtout lorsqu’il est question d’éducation.
Selon moi, l’éducation est l’enjeu le plus important. J’encourage tous mes enfants à poursuivre leurs études : mes huit filles deviendront institutrices et mon seul fils étudiera au Séminaire de Chicoutimi. Toutefois, ce ne sont pas tous les enfants qui ont cette chance, car l’accès à l’éducation est difficile, surtout dans les milieux ruraux. En 1951, la majorité des écoles au Québec n’ont pas encore d’électricité.
Après avoir arpenté toute la région avec mes camarades institutrices, nous réalisons que c’est encore plus vrai dans les écoles de rang. Sur les 185 écoles du territoire, seulement 20 ont l’électricité. C’est choquant!
Lorsque les journées s’écourtent en automne et tout l’hiver, les écoles qui n’ont pas d’électricité doivent fermer beaucoup plus tôt, car il n’y a plus assez de lumière pour que les enfants travaillent dans leurs cahiers. Pourtant, des lignes électriques passent près de ces écoles. Pourquoi donc n’ont-elles pas l’électricité? Cette situation me fâche!
Je m’engage dès lors à lutter contre cette injustice et je convaincs mon organisation de femmes d’en faire autant. Ensemble, nous parvenons à obtenir l’appui d’autres groupes et de commissions scolaires. J’écris aussi des lettres dans le journal pour parler de cet enjeu au grand public.
Un jour, armées de courage, mes camarades et moi nous rendons aux portes de la Compagnie électrique du Saguenay, qui est chargée de l’électricité au Lac-Saint-Jean, afin de remédier à la situation.
Grâce à nos actions répétées et à celles d’autres organisations, l’électricité s’implante petit à petit sur le territoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean et dans les campagnes québécoises. Au cours des décennies 1950 et 1960, l’ensemble des écoles, mais aussi des rues, des maisons et des fermes est enfin électrifié.
À partir de la fin des années 1950, je dois malheureusement ralentir mes nombreux engagements, car ma santé commence à se fragiliser. Néanmoins, je laisse derrière moi de nombreux accomplissements. Je suis fière d’avoir contribué à l’amélioration des conditions de vie des gens du Saguenay–Lac-Saint-Jean.