Le fil

Une nuit à l'Auberge des 21

Le fil

Cindy DUMAIS

C’est un été étouffant où la chaleur humide d’août semble sans fin. Trois semaines de canicule exceptionnelle. J’ai loué un camping avec mon fils de 9 ans. L’eau du lac est brillante et les enfants sur la plage ont la peau brune. Celle des hommes passés la cinquantaine me semble en train de fondre sous l’effet de la chaleur, glissant sur les muscles encore durs et travaillés.

Le soir venu, les lucioles se prennent pour des étoiles filantes. Le ciel perce le rectangle découpé dans le bois qui tient lieu de fenêtre, celle de la douche. La peau craquante de sable et de surplus de soleil, nous nous lavons rapidement avant la fin du jet. L’eau beaucoup trop chaude s’arrête. J’encourage mon fils à se tenir en équilibre, un pied après l’autre, pour ne pas mouiller son pyjama.

Les vagues sont plus fortes que les autres soirs. L’air est bon, dépourvu d’humidité. Nous respirons mieux et cela annonce que la nuit sera plus fraîche.

Couché sur son matelas de sol légèrement dégonflé, mon fils me dit qu’un humain peut avaler 9 araignées sans s’en rendre compte au cours de sa vie. Son corps roule vers moi alors qu’il sombre dans le sommeil. Je pense à cet extrait de Dévotion de Patti Smith : « Aurélien est endormi. Je réalise que les jeunes gens ont l’air beau quand ils dorment et que les vieux, comme moi, ont l’air mort. »

Cette nuit-là, je rêve d’un chemin que je ne peux pas prendre tout de suite. Il y a un château entre les feuilles, caché. J’ai de la difficulté à marcher, je manque de force. Je m’accroche au rempart pour pouvoir continuer à avancer, même si j’ai peur du jugement des autres. À gauche, une large rivière tumultueuse. À droite, des voitures, prisonnières d’un embouteillage sur plusieurs voies.

Je me réveille avec une impression de lourdeur. Je sens un fil mince traverser ma gorge. Je me la râcle plusieurs fois ; doucement, pour ne pas réveiller mon fils. Je ne cesse de déglutir pour faire passer ce que je crois être un cheveu qui s’est probablement faufilé là pendant la nuit. Avec mes doigts, je cherche le bout du fil dans ma bouche.

J’ai 9 ans. Je monte en crise du sous-sol où je dessinais, j’ai écorché mes cuisses avec mes ongles tellement j’ai eu peur. J’entendais une voix lente, que j’associais à une voix de tortue, à travers celle de Madonna. Ma tante Jo conseille à ma mère d’aller voir le docteur. Tante Jo est secrétaire au CLSC. Elle dit que je suis « spéciale ». Pas dans un sens qui peut être pris positivement, spéciale dans le sens inverse.

Sur le papier, le Dr Heinz écrit : « hallucinations bizarres ». Il conseille d’aller voir un spécialiste à Roberval, là où une vieille tante de ma mère, Jeanne-d’Arc, habite. On dit d’elle qu’elle en perd des bouts. Ma mère dit que c’est l’occasion de la visiter. Je ne suis pas particulièrement anxieuse pour l’électroencéphalogramme, je le suis beaucoup plus pour la rencontre avec Jeanne-d’Arc.

Lorsque nous entrons dans sa chambre, elle nous considère longuement avant de prononcer un mot. Je suis mal à l’aise. Ma mère se présente, elle est la fille de Laurence, sa sœur. « Oui oui oui », se souvient Jeanne-d’Arc, le regard vague. Une sorte de voile translucide recouvre son œil. Elle me regarde et me demande : « C’est quand tu vas l’avoir, ton petit bébé ? » J’ai 9 ans.

Des épisodes de ce genre continuent de se produire. Ils n’ont rien trouvé à l’électro. Je me la ferme parce que je crains davantage les humains que les diagnostics. J’omets de dire que je vois parfois mes mains s’éloigner de mon corps, qu’il m’arrive de sentir mes cuisses carrées ou de me sentir vaste, et de voir loin.

Avec la lampe de mon cellulaire, je regarde le fond de ma gorge. Je vois la chair de mes narines et de ma bouche. C’est réel et impressionnant. C’est mouillé et pur. Je me demande pourquoi ce n’est pas toujours sale et infecté. Les narines et la bouche, c’est l’envers de mon visage. Ce qui est toujours devant l’Autre. Je ne vois pas le fil.

Au téléphone, ma mère me dit de manger du pain et de prendre du lait, que le fil finira par passer.

Maintenant, c’est tout l’extérieur qui me semble étranger. Je dois constamment m’adapter. M’ajuster. Je suis épuisée. Sans m’en rendre compte, je coupe graduellement les liens avec mes amis. Je m’occupe de mon fils.

Ma façon de m’accorder avec l’extérieur, je la trouve en comptant tout : mes pas de la cuisine à la chambre, les losanges qui forment le motif d’une table en osier, les garde-fous d’une mezzanine. Je cherche un point de fuite dans ma vie sans relief.

Je ne m’intéresse pas à la politique. Je ne me sens concernée par aucune cause sociale. Je suis seule et floue. Ce qui existe au plus loin dans une perspective, ce qui existe oublie la forme. Et cet oubli, ce manque à être de la forme, n’est autre que le manque à être humain. Ce qui s’accorde ne se touche pas, c’est séparé. Rapprocher trop déchire les ressemblances. Il faut recoudre, et ne pas perdre le fil.

C’est possiblement moi au bout du point de fuite. On me distingue à peine. Je suis loin et grise. Depuis 5 ans, je crois que ma solitude est volontaire. Je me rends compte que je n’ai plus d’amis. Aujourd’hui, j’aurais besoin qu’on ait besoin de moi. Que je puisse dire : « tu comptes pour moi ».

Je ne manque à personne.

Je n’ai ni sœur ni frère. Toutes les fins de semaine et les étés de mon enfance, je les passe au camp. C’est une petite communauté au nord de Girardville. J’y retrouve mon cousin, il est comme mon frère. Il a une sœur plus jeune et aussi d’autres cousins du côté de son père.

Un soir d’automne, nous sommes 6 de 11 à 13 ans sur nos 4-roues. La nuit est claire. L’un derrière l’autre, nous roulons vite etdangereusement. Nous sommes un clan, nous n’avons pas peur des loups.

Marc-André bifurque vers un pic où nous n’allons pas souvent. Il y a un feu, mais personne autour et une caisse de 24 de Labatt 50. Keven vole la caisse. Nous nous retrouvons plus loin, 3 en boivent 2 et en cassent 22. Mon cousin regarde, je regarde.

De retour au camp de mon oncle, il y a mon père et les Larouche. Les Larouche, c’est l’autre clan. Ils ne font pas partie de la famille. Ils vident nos lacs de truites. Ils ont des enfants plus vieux, 16 et 18 ans. Ils viennent se plaindre des bouteilles.

Mon cousin nie, je nie, on dit n’avoir rien fait.

« Lorsqu’on est avec les loups, on hurle avec les loups », dit mon oncle.

Les amis, c’est l’esprit de clan. Nous partageons des intérêts sans avoir besoin de forcer la ressemblance. Complicité et solidarité. L’amitié est cousue de rareté, son fil est fragile. J’éprouve beaucoup de gratitude envers les autres. Ça prend beaucoup de générosité et d’ouverture, l’amitié.

C’est la fin de l’hiver. Je regarde des photos sur Facebook. Je m’arrête sur une image de 2012. Ils sont 7. Uniquement des jeunes hommes, des amis. Ils sont en cercle, discutant devant un tableau de grande dimension ; l’un d’eux est peintre, c’est son vernissage.

Leurs corps sont jeunes et minces. Leurs visages. Personne n’a les cheveux blancs.

Je remarque 2 enfants au centre du regroupement, pas nécessairement en interaction, mais ils se connaissent, assurément. Ils sont tournés de dos, je ne vois pas leurs visages.

Je me dis que je les connais sûrement, qu’ils ont grandi. Je n’arrive pas à les identifier.

Sur la photo suivante, le groupe n’est plus en cercle, probable que la photographe a demandé de se placer en ligne devant le large tableau.

J’éclate en sanglots.

Dans les bras de son père, un petit bout d’homme, une petite tête blonde à l’air fatigué, tout juste 2 ans.

Je ne comprends pas ce qui s’est passé.

Je n’ai pas reconnu mon propre fils. Je me sens coupable. De ne pas être assez ? D’être désincarnée ? Informe. Une mère doit, sans aucune hésitation et peu importe le contexte, reconnaître son enfant.

Pour me rassurer, je me dis que c’est l’effet du carrousel continu des images, que j’ai été prise au dépourvu parce que ce ne sont pas mes propres photos qui rebroussent le temps.

La nostalgie.

Elle est d’autant plus puissante maintenant, après toutes ces années sans avoir véritablement vu personne. Je vieillis. Je perds le fil de mes amitiés et le pain et le lait ne suffisent pas à faire passer celui qui entrave ma gorge.

Je me promène au bord de la baie. Le vent est de face, incroyablement puissant. L’air est frais. Je porte une robe bleu pâle, une robe de solitude, comme dans un tableau d’Edward Hopper.

C’est elle qui m’aborde en premier. Elle a les cheveux ramassés en queue de cheval. Au centre de son front, une mèche plus pâle. Cette remarquable flèche, dessinée par l’implantation en forme de V de ses cheveux, dirige le regard sur son visage. Elle se tient bien droite, entre l’eau agitée et le petit boulevard.

Elle se demande comment faire, si les amis sont morts, elle se demande comment elle va garder le souvenir des choses dont elle-même ne se souvient pas. Elle rêve d’une péniche, qui vogue avec les bélugas, sur laquelle elle pourrait faire des massages aux riches.

Elle arrive comme un éclat de rire inattendu. Dans une distance raisonnable, sans forcer la ressemblance. Elle est sublime et grotesque, comme la condition humaine.

Elle me sort de ma volonté d’être claire et nette. Elle me donne le droit d’avoir honte, de me sentir coupable et d’être sale. Je suis une forêt en cendres qui tachent les vêtements ; elle, une promesse de réparation.

Elle me dit : « Tu peux compter sur moi. »

Le soir même, à la pointe du long fil qui gênait ma gorge depuis 5 ans, au bout de ce cheveu soyeux et solide, une araignée. Avec elle, un extrait de chair et de sang.

 

Processus de création

de Cindy Dumais

Ce n’est pas l’extérieur qui m’a intéressée, mais le paysage intérieur. La nuit à l’auberge, ma propre solitude m’a frappée ; je me sentais dans un tableau d’Edward Hopper.

Au départ, j’avais idée d’écrire dans une sorte de romantisme renversé, où la figuration ne mettait pas le personnage dans une représentation où il contemple le paysage, comme dans un Caspar David Friedrich, mais dans une représentation où le personnage regarde vers l’intérieur. Justement, le point de départ est le point de fuite dans le paysage, où je ne me retrouverai pas, car tout est flou ; d’où le basculement symbolique vers l’intérieur du visage.

Je ne sais pas si on peut dire que le texte est autobiographique ; il est assurément un récit d’expériences de jeunesse et de visions personnelles.

J’ai composé son squelette en quelques heures et peaufiné longtemps. Plusieurs idées flottaient dans ma tête avant ma nuit à l’auberge : je suis une collectionneuse, je tiens un carnet d’écriture. La plupart de mes textes sont habituellement très brefs. J’ai cousu quelques parties déjà écrites avec ce fil au travers de ma gorge, que la nuit à l’auberge m’a permis de mettre en lumière. Je tiens à faire sentir, à la lecture, le courant de la pensée, qu’un détail amène à parler d’une expérience.

Il y a longtemps que je souhaite relater des évènements de mon enfance, de même qu’écrire sur l’amitié. Et sur la solitude. L’amitié et la solitude concernent tout le monde.

Dans la semaine qui a suivi mon séjour, le vent de la baie frappait encore mon visage. Le 21 contenu dans le nom de l’auberge m’est apparu comme une évidence : les nombres deviendraient des éléments-clés du texte. « Compter » tisse la trame.

Il y a toutes sortes de tombeaux pour enterrer les identités précédentes, et beaucoup de terre. Pour nous rappeler notre nature, la matière et les substances ; ce qui pourrit tranquillement dans la vieillesse. Mais si l’on vieillit dans le creux de l’amitié véritable, la pourriture ne compte plus. Nous n’avons pas à compter le temps qu’il reste jusqu’à la mort.

J’aimerais conclure avec une citation de Carl Gustave Jung, tirée de Ma vie : souvenirs, rêves et pensées : « [La famille et la profession]furent toujours une réalité dispensatrice de bonheur, et la garantie que j’existais normalement et réellement. »

À propos de l’auteure…

Née à Dolbeau, Cindy Dumais a présenté plusieurs expositions au Canada et à l’étranger. Ses œuvres font partie de collections nationales. Enseignante au Cégep de Chicoutimi, elle a fondé la microédition LaClignotante et cofondé AMV/Art-Mobilité-Visibilité.

 

Le texte Le fil de Cindy Dumais a été écrit dans le cadre d’un projet collectif de création littéraire, Une nuit à l’Auberge des 21, mis en oeuvre par Écrivain·e·s de la Sagamie avec le soutien du Conseil des arts de Saguenay – Programme de soutien aux projets spéciaux, maillage «Arts et Affaires», l’Auberge des 21, Conception graphique MC, la Fondation TIMI, le député de Dubuc François Tremblay, le député de Chicoutimi–Le Fjord Richard Martel et, bien sûr, la Ville de Saguenay.

Auteur·e·s du collectifJulie Boulianne, Cindy Dumais, Martin Duval, Stéphanie Gervais, Paul Kawczak, Michaël La Chance, Yves Ouellet et Sonia Perron; photographe: Patrick Simard; direction littéraire: Gabriel Marcoux-Chabot; révision linguistique: Christine Martel; conception graphique: Marie-Claude Asselin; intégration contenu – web: Nickolas Simard; idéation, coordination et gestion du projet: Céline Dion. Production Une nuit à l’Auberge des 21: Écrivain·e·s de la Sagamie. Mars 2022