Les éclipses

Une nuit à l'Auberge des 21

Les éclipses

Michaël LA CHANCE

Ce que le dormeur voit, c’est cette chose éclipsée. Il voit l’éclipse même. Non pas la couronne
enflammée qui la borde, mais bien le cœur, partiellement obscur, de l’éclipse de l’être.
Jean-Luc Nancy, Tombe de sommeil, Galilée, 2007

C’est une soirée du 18 novembre, anniversaire du décès de Marcel Proust, survenu le 18 novembre 1922, il y aura bientôt 100 ans. Proust nous exhortait à rechercher : « la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent, réellement vécue ». Nous avons tendance à l’oublier, parfois des lieux et circonstances nous invitent à nous en préoccuper. Je voulais avoir la compagnie de Kalou, mais elle ne pouvait pas se libérer ce soir-là. En route pour l’Auberge des 21, écoutant la radio, j’apprends que la nuit du 18 au 19 accueille une pleine lune doublée d’une éclipse quasi totale. L’ombre de la terre recouvre la lune pendant 3 heures et 28 minutes, l’éclipse la plus longue depuis 1440. La terre dévie les longueurs d’onde les plus longues des rayons solaires (autour de 700 nanomètres) vers l’intérieur du cône de son ombre : ce qui confère une teinte rougeâtre à notre satellite. Vers 3 h 45, l’alignement sera presque parfait, la Lune nage dans son sang, il reste un éclat très vif sur un côté, à peine un feuil, comme une lampe à arc qui termine la découpe du cercle.

Pendant ce temps, les bernaches font escale sur les battures. J’entends leurs jappements flûtés, whouk whouk whouk, ce sont les clapotis d’une marée sonore, un jacassement qui remplit le fjord à la faveur de la nuit. Nombreuses de jour, les bernaches paraissent innombrables la nuit. Il arrive parfois d’apercevoir un oiseau isolé : ce matin même j’apercevais une bernache sur la batture, laquelle, incommodée par ma présence, se hâtait vers les eaux d’une marée basse. Elle semblait attendre son partenaire, ou plutôt, blessée, elle ne pouvait reprendre le chemin du ciel avec ses congénères. Son appel ourlait sur les eaux : whouk kaw luk kowk uolak

Tel est l’appel de la bernache dans les brumes, la neige a laissé le manteau du froid dans l’entrée. Le retour millénaire de l’astre noir brille dans ses yeux. Un appel flotte dans le silence par lequel les choses les plus simples sont reliées.

Au restaurant de l’Auberge, je commence mon repas avec un potage de légumes, servi bien chaud. Kalou n’est pas assise à la table comme je l’avais espéré, j’imagine ses remarques sur la musique d’ambiance et la décoration. Lors de notre dernière sortie au restaurant nous avions inventé des histoires pour chacun des convives des tables voisines. Ce soir, certains ont la voix grave des personnes qui donnent des réponses, d’autres ont la voix plus frêle de celles qui posent des questions parce qu’elles en savent plus qu’elles ne voudraient l’admettre.

À la table d’à côté, quatre personnes délibèrent longuement sur les alternatives au menu, l’une de dire que le magret de canard l’empêche de dormir, l’autre d’évoquer des expériences passées de cuisson de poissons, je n’entends que des bribes de ces conversations, mais le brouhaha se fond dans un jappement humain qui tourne dans les sillons du menu, rebondit entre ses ornières mentales, qu’ils scrutent comme un message échoué d’un autre monde. J’ai une table près d’une fenêtre, Kalou aurait apprécié l’emplacement, quoique la nuit tombée, avec la pluie et le temps couvert, nous avons perdu la vue sur la Baie des Ha ! Ha ! La pluie se colle à la vitre par coulures qui frémissent sous le vent.

Sous la lune rouge, ses révélations imminentes, les bernaches sont aussi des animaux oraculaires. Dès l’aurore, elles remontent la grève, certaines se reposent la tête sous l’aile, tandis que d’autres montent la garde, leur cou noir bien dressé comme un signe sur la page du temps. Les bernaches ont-elles besoin d’une carte du ciel, de connaître la position des étoiles pour naviguer ? Certains cherchent une réponse à leurs questions dans le cerveau de l’oiseau, c’est négliger le fait que la communauté des bernaches résulte de millions d’années d’activités dans les airs, la terre ferme et les eaux ; elle résulte des interactions de milliards de volatiles sans cesse sollicités par des appels de jour comme de nuit. À tout moment repositionnées dans leurs trajectoires et leurs aires de repos, sans cesse recréant la continuité des semblables. Ainsi les bernaches s’acheminent sur leurs routes migratoires avec le bruissement majestueux d’une forêt qui vole. Pour cette navigation, elles n’ont pas besoin de cartes mentales, elles font cela dans la continuité de ce qu’elles sont.

La bruyance des bernaches sur le Saguenay tire parti de la prodigieuse propagation des sons sur les eaux. L’eau porte le glapissement des oiseaux, qui se démultiplie dans la distance. Les voix voyagent sur les eaux, elles portent la signature de l’innombrable. Écouter ces animaux merveilleux, n’est-ce pas déjà converser avec eux ? N’est-ce pas la vie enfin découverte et éclaircie ? Cela requiert une attention émotionnelle et intellectuelle accrue. On ne saurait recueillir ces vocalises animales sans interroger sa propre vocation spirituelle face au monde. Aux rives de ce monde se superposent les reflets d’autres mondes. J’éprouve la plus grande admiration pour ces visiteurs du Nord, venus de si loin, bravant de nombreux dangers, qui font escale au Saguenay, c’est la nuit qui chante des métaphysiques animales.

Dans l’espace intersidéral, la lumière n’est pas diffusée par des molécules d’air, elle voyage avec l’intensité de la torche du soudeur, c’est la pointe de diamant qui découpe la lune. Je regrette de ne pas avoir emporté un réveille-matin, nous aurions pu Kalou et moi nous lever pour contempler l’éclipse dans la nuit froide. Pour ma part, tant je suis accablé de fatigue, je doute que je puisse me réveiller à temps, il faudrait que la lune rouge en personne vienne me sortir de mon sommeil.

Je regagne ma chambre. Son numéro est gravé dans le métal de la clef qu’on m’a donnée à la réception : 111. En ouvrant la porte, j’ai la surprise d’y trouver Kalou. Qu’est-ce que tu fais là ! C’est moi, ne vois-tu pas ? Cela ne peut pas être Kalou, qui n’a pu m’accompagner ce soir. Pourtant c’est le sourire aux mille dents de Kalou, sa tignasse de cheval, son T-shirt de robots qu’elle trouve dans les rayons pour enfant. Elle a un sourire amusé, comme si elle savait n’être qu’une lueur d’elle-même, qu’elle tenait son personnage d’un rêve préenregistré. Est-ce la fatigue qui provoque cette vision ? Ma fascination pour les dédoublements ?

J’avais un grand tableau dans mon bureau, une photographie prise par un jeune artiste, J. B.-S., d’une œuvre grand format de Janieta Eyre, elle-même une photographie de sa série des Incarnations. On voit dans ce tableau des jumelles aux yeux immenses, elles portent des robes à corset, leurs gestes suspendus dans une atmosphère onirique, séparées par un banc de poissons cloués sur un panneau de bois. En fait, cette image ne représente pas des jumelles, mais un phénomène de sosie, le double vivant que la littérature romantique allemande avait désigné Doppelgänger.

En faisant mes recherches sur internet, j’ai découvert que les œuvres de Janieta Eyre sont fréquemment convoquées sans mention d’auteur, comme des photographies d’époque qui représenteraient la personne d’Émilie Sagée, une institutrice française dans un pensionnat de Lettonie au XIXe siècle. Émilie Sagée avait la faculté de se dédoubler, ses élèves voyaient deux professeurs identiques qui leur faisaient la leçon au tableau. Sur plusieurs sites, j’ai pu constater que les images d’Eyre sont affichées comme photographies authentiques d’Émilie Sagée. Comme si Émilie Sagée, depuis la profondeur de son passé, avait le pouvoir de convoquer des représentations d’elle-même et se donner ainsi un semblant de vie aujourd’hui. Sur de nombreux sites, les photographies de Eyre sont empruntées, à l’insu de l’artiste, pour illustrer le propos sur le Doppelgänger.

Mon intérêt pour le Doppelgänger m’a-t-il préparé à rencontrer le double de Kalou ? Car il s’agit bien d’un double, je ne saurais en douter, et non pas d’une surprise qu’elle m’aurait faite, quand elle se serait présentée à l’improviste. Comme si la chambre 111, baignée d’une atmosphère vitreuse, pouvait recueillir un reflet de Kalou venue m’observer à la faveur d’un raccourci entre les mondes.

On ne saurait se tromper, c’est un double, on le voit au ralenti de ses gestes. Un ralenti qui prête une étrange gravité à la scène. Kalou semble tomber de sommeil, je ne parviens pas à discerner son visage. Ses cheveux lui éclipsent le front, l’arrête de ses pommettes me paraît bien sombre, sa tête penchée, je distingue à peine ses traits submergés par une ombre rougeâtre. D’instinct je m’interdis de la dévisager davantage, d’en brusquer la révélation, je risque de la perdre.

Les gestes de Kalou se font lourds et indolents, sa voix se fait traînante. Ce léger ralentissement transforme sa voix, comme si elle était habitée par une voix masculine, un esprit d’outre-tombe. Au lieu de m’inquiéter de ce ralentissement, j’en retire le plaisir du cinéphile qui savoure une scène, de la rejouer image par image. Dans ce ralenti, je rejoue la cascade du rire, comment elle repousse ses cheveux derrière l’oreille et autres gestes ravissants. D’ordinaire, un regard du coin de l’œil renoue notre complicité, maintenant je peux entendre l’intégralité du conciliabule contenu dans ce regard. D’ordinaire la vie passe trop vite, on n’a pas le temps d’en apprécier les moments. Est-ce un effet de mon ravissement pour cette Kalou inattendue, ralentie dans son double astral, ou plutôt l’effet d’un doute : je vois maintenant que la chambre tout entière s’est dédoublée, ce qui explique ses contours frêles et ses franges violettes.

Et dans cette chambre, ne suis-je pas moi-même quelque peu flou et transparent ? Kalou et moi-même sommes des avatars d’un rêve lointain, dans une danse des reflets. Pas vraiment des êtres mais des lambeaux de l’être dans la substance chiffonnée du rêve. Quand je ne serais ici que le reflet par lequel un autre moi-même, exilé loin d’ici, se rêve parmi nous, mon reflet dans un miroir est bien réel, il est là, il s’anime avec contrastes et couleurs, et pourtant il ne serait rien sans le miroir. Je soupçonne cet effet de dédoublement quand j’écoute le jappement des bernaches, les dernières de la saison, ou encore quand je prête l’oreille aux conversations de la table voisine ; ou que je m’intéresse aux commentaires des astronomes qui parlent à la radio des particularités de l’éclipse. La fatigue me pèse. J’approche de ce temps crépusculaire où les fantômes savent qu’ils sont des fantômes.

Je m’endors, le sommeil éclipse la chambre et pourtant le sommeil et tout ce qu’il contient appartient encore au cosmos de la multitude des mondes superposés dans laquelle tous les possibles sont réalisés. Le mystère est de savoir pourquoi nous n’avons qu’un seul monde, qui devient notre seule réalité. Parce que d’emblée, chacun existe dans une multitude d’états différents, nous n’éprouvons qu’un seul état et, dans cet état, nous ne pouvons pas soupçonner tous les autres.

Parfois il se produit un accident, notre existence redoublée révèle qu’elle surgit de l’immensité. Chacun est comme un récepteur radiophonique qui sonde l’océan hertzien, où toutes les ondes sont présentes et superposées. Le récepteur se règle sur une onde particulière. Mais il arrive parfois, de façon très exceptionnelle, que le récepteur capte deux ondes simultanément, ou deux variations d’un même monde, comme en ce moment, deux versions de Kalou se propagent indépendamment l’une de l’autre, avec, en arrière-fond, les notes vestigiales d’un concert de piano.

Soudain Kalou est agitée de spasmes musculaires, ses yeux s’écarquillent, sa mâchoire se contracte, sa peau devient moite, elle ne connaît pas la provenance de cette excitation particulière qui monte progressivement vers un paroxysme. Sa bouche s’ouvre démesurément comme l’appel d’air d’une noyée. Les vagues spastiques la font tomber du canapé, elle se contorsionne sur le tapis, éprouve une éclipse totale de la conscience. On craindrait une crise épileptique si elle ne poussait pas des petits cris de joie orgasmique, si elle ne faisait pas écho aux bernaches qui se répondent : kaw luk kaw luk uolak uolak.

Le jappement des bernaches n’est pas une communication entre individus de cette espèce, mais l’expression de quelque chose de plus profond dans la nature : le ciel dans son étendue, les eaux et la nuit, tout cela chante à travers l’espèce. Les bernaches ne jappent pas, elles laissent une pulsation de la nuit les traverser. La terre a été dévastée, que faisons-nous encore ici ? La terre est hantée par des rêves de survivants, peuplée par des avatars d’astronautes nostalgiques, ou encore ce sont les fantômes d’astronautes revenus hanter notre planète désertée.

Kalou a retrouvé sa place sur le canapé, le regard encore peuplé de tous ses absents, elle irradie d’une présence terrible et pourtant elle n’est pas là. Il faudra attendre 2669 avant de retrouver une éclipse comparable en durée. Le 18 novembre quelques bernaches, innombrables dans la nuit, relancent l’appel millénaire. Simultanément, dans une chambre alternative, on se remémore que c’est un 18 novembre qu’Émile Nelligan nous a quittés.

 

Processus de création

de Michaël La Chance

Je tiens un carnet où je note mes réflexions et des citations tirées de lectures. J’entreprends un projet littéraire en me donnant un parcours dans les pages de ce carnet. Tout est utile, peut se greffer au projet qui tire à lui les éléments qui l’aideront à prendre existence. Je m’intéresse particulièrement à la littérature scientifique d’où je tire des métaphores pour réfléchir sur la nature de la réalité et de la conscience humaine. Aujourd’hui, nous avons de nouvelles métaphores : l’océan hertzien avec ses ondes radio, la superposition des images dans une photographie, la multiplication des pages dans l’internet, etc. Le texte « Les éclipses » pourrait être accompagné par un appareil de notes qui ferait connaître ses nombreuses références bibliographiques et révèlerait l’intrication que le texte propose entre ses emprunts à la « réalité » et un autre appareil de fiction celui-là, dont les pages ont été retranchées, quand l’apparition de Kalou s’expliquerait par un drame cosmogonique qui met en jeu des êtres psychomorphes qui sont aussi des entités mathématiques : le point de départ ayant été le nombre 111, d’abord gravé sur la clef de la chambre, indiqué sur une porte de l’Auberge des 21. Ce nombre et les circonstances du 18 novembre m’ont conduit à la métaphore de l’éclipse, à me laisser entraîner par son moteur poétique. Autant que la science, la littérature est un outil d’exploration du réel et de l’expérience du vivant, avec cette particularité : l’écrivain explore la sédimentation historique des significations dans le langage, quand ce langage contient les contours d’ombre du réel, il révèle un jeu d’échos entre les dimensions (la Lune, les bernaches, le double fantomatique, etc.) qui se répercutent d’un paragraphe à l’autre, d’une ligne à l’autre, et qui relie chaque chose entre elles. Le miracle du langage suffit, il recèle dans ses profondeurs des découvertes importantes, on va tomber dessus par hasard. Le lecteur a le sentiment qu’il peut tout simplement tomber dessus, qu’il fera ces découvertes en lisant le texte, quand l’auteur lui-même ne les aurait pas vues.

 

À propos de l’auteur…

Michaël La Chance est professeur titulaire de théorie esthétique à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il a publié sept recueils de poésie et autant de proses, dont Épisodies (La Peuplade, 2014), Crapaudines (Triptyque, 2015) et L’épine empourprée (Triptyque, 2019).

 

Le texte Les éclipses de Michaël La Chance a été écrit dans le cadre d’un projet collectif de création littéraire, Une nuit à l’Auberge des 21, mis en oeuvre par Écrivain·e·s de la Sagamie avec le soutien du Conseil des arts de Saguenay – Programme de soutien aux projets spéciaux, maillage «Arts et Affaires», l’Auberge des 21, Conception graphique MC, la Fondation TIMI, le député de Dubuc François Tremblay, le député de Chicoutimi–Le Fjord Richard Martel et, bien sûr, la Ville de Saguenay.

Auteur·e·s du collectifJulie Boulianne, Cindy Dumais, Martin Duval, Stéphanie Gervais, Paul Kawczak, Michaël La Chance, Yves Ouellet et Sonia Perron; photographe: Patrick Simard; direction littéraire: Gabriel Marcoux-Chabot; révision linguistique: Christine Martel; conception graphique: Marie-Claude Asselin; intégration contenu – web: Nickolas Simard; idéation, coordination et gestion du projet: Céline Dion. Production Une nuit à l’Auberge des 21: Écrivain·e·s de la Sagamie. Mars 2022