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A64
de Charles Sagalane
Photographe: Michel Tremblay
A64 s’était dit : je ne ferai qu’une chose, je regarderai l’arbre. La journée était belle, la brise, bonne, et l’arbre près du balcon se laissait tranquillement observer. Sa ramure remuait à peine. Ses feuilles, quand on les détaillait, se révélaient oblongues et dentelées. Elles avaient une façon unique de toucher la lumière et de réagir à l’air d’été. Chacune, pourrait-on suggérer, défendait sa personnalité subtile. Cela se reconnaissait aisément. Des branches dégarnies, mortes, rappelaient le rude passage de l’hiver. Elles étaient l’exception. Dans une sorte de grand tout, la feuillaison scintillait intensément en un aplat serein. Pas besoin d’être une âme sensible pour déceler cette troublante harmonie.
A64 n’avait jamais pris conscience qu’il faisait partie d’une création plus vaste. On aurait dit que l’arbre voulait lui suggérer cela. Son potentiel de formes et de lumières paraissait sans limites. Le tronc se divisait en trois branches maîtresses. Elles-mêmes fusaient de toutes parts. Ce réseau soutenait une vaste ombrelle de vert chlorophylle. Il y avait de la légèreté dans cette structure, une efficacité mouvante. Des branches basses, assez massives, avaient été sciées, à en juger par les cernes clairs de l’écorce. Il était étonnant que du bois puisse s’allonger de la sorte, s’élancer vers le ciel, se partager et se répandre, voire retomber, tout en résistant aux intempéries et aux vents. À bien y regarder, les branches se croisaient et se superposaient. Elles tissaient un lacis de tiges fines et fortes. Elles savaient naturellement où s’arrêter de manière à composer un dôme parfait. Il n’y avait pas de principe rigide dans la pousse des ramures. Sans doute s’agissait-il de cueillir le plus possible de lumière. Quel étrange moteur de la matière…
A64 se fit la réflexion qu’il y avait des milliers de perspectives pour observer un seul arbre. Du balcon, lui n’en possédait qu’une. Il aurait bien aimé varier son point de vue sur cette vaste ramure chargée de feuilles. La considérer de très loin, simple touche fuyante, ou la parcourir d’en dessous, comme un écureuil dévalant son réseau de branches. L’approcher comme une corneille ou une mésange – ce qui n’est pas la même chose quand vient le temps de s’y percher ou d’y faire son nid. On pouvait même imaginer une chenille trouvant sa volupté à grignoter une immense feuille et une larve frayant son couloir dans l’aubier. Impossible d’épuiser ce qu’il y avait à voir de l’arbre. Cela provoquait une restriction inconfortable, presque douloureuse – pour qui peut ressentir la douleur.
A64 prit la mesure de ce qu’il n’arriverait pas à connaître d’un tel être végétal. La nuit, ce devait être un monde en soi, filtrant la lune et abritant on ne sait quel insecte. Mais attention, se répéta-t-il, mon but est de regarder l’arbre. Et il le détailla longtemps, sans se lasser. Parfois, il lui arrivait de songer à ce qu’il ne pouvait saisir de cette vie grouillante. Une forme de tristesse s’installait alors, une sensation où le mental n’avait pas sa voix. Peu à peu, l’arbre se dressait comme un mystère. Du balcon, on pouvait supposer que son système racinaire s’étendait aussi largement que sa houppe. Et qu’il communiquait par un lot de radicelles avec ses congénères. L’arbre nourrissait le mycélium de champignons amis, pas tous les champignons, seulement ceux que son espèce avait apprivoisés et qui comptait parmi ses alliés. C’était tout un réseau d’échange et d’entraide, d’existence souterraine, auquel le regard n’avait pas accès. Pas une racine apparente d’ailleurs ne trahissait ce monde caché. Plongeant dans la pelouse moelleuse, l’arbre n’avait pas eu besoin de développer ces doigts crochus qui s’agrippent aux mauvais sols. Ce devait être un bonheur de goûter l’abondance nourricière d’une terre grasse et meuble. Cette nostalgie qui grandissait, d’où venait-elle?
A64 se demanda s’il pouvait observer des signes de déclin sur un spécimen aussi majestueux. Il discernait bien un peu de mousse verdâtre, à la base du tronc. Et l’écorce? C’était un phénomène en soi. Un miroir du vieillir… Comme il aurait voulu y promener son regard! Même de loin apparaissaient les stries profondes de la base, les plis de la partie médiane, la surface rêche puis lisse des hauteurs. L’arbre cumulait les âges, portant sa progéniture à la cime et ses ancêtres aux racines. Quelques feuilles comportaient des taches rouille. Rien qui puisse donner à penser que ce vivant couvait quelque symptôme de dégénérescence ou de décomposition. L’arbre était bien vivant. Et il continuerait de croître longtemps. Cette pensée court-circuita le reste.
A64 se dit encore qu’il ne savait pas regarder l’arbre. Il n’en voyait que les détails, la matrice superficielle : sa vraie nature lui échappait. Pour le temps qu’il lui restait sur le balcon, il décida de scruter autrement. Mieux valait aborder l’être végétal d’une manière intuitive. Il coupa donc la source de ses images visuelles, olfactives et sonores. Au bout d’un moment, il pressentit l’entièreté de l’arbre. C’était une mouvance tranquille et ample. Il n’y avait pas de mots pour la cerner. La conscience communiait simplement avec ce qui faisait l’arbre. Sans stimuli, sans raison. Par une incroyable appartenance. Pourquoi ne pas avoir tenté cette expérience auparavant?
A64 sut que la conclusion était arrivée à une succession de bruits dans l’escalier. Une perturbation se propagea en lui. Des informations qui lui auraient paru triviales le heurtaient à présent. L’homme de service venait d’entrer et se dirigeait vers le balcon. La vérité factuelle le choquait – c’est le mot, oui, le choquait. Son modèle déclaré désuet, il serait relégué à la ferraille. Tout simplement. Brutalement, sentait-il pour la première fois. Car un constat se révélait limpide comme l’immense feuillaison qu’il scruta jusqu’au dernier instant : il commençait seulement à voir l’arbre.
Charles Sagalane, auteur
Charles Sagalane est né et habite au Lac-Saint-Jean. Des rituels aux saveurs, des costumes au bric-à-brac de son quotidien, il vit des aventures « indisciplinaires » qui deviendront des livres. Il aime que l’écriture soit libre, intuitive, appliquée. Ses projets in situ, comme la Bibliothèque de survie et la Forêt littéraire, sont des laboratoires collaboratifs nourris d’invitations créatrices. Il a publié huit ouvrages aux Éditions La Peuplade, dont le tout dernier recueil intitulé Du premier au dernier jour. Maintes fois boursier du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts et des lettres du Québec, il a entre autres reçu en 2016 le Prix de la création Radio-Canada, poésie, pour Abrégés et mélanges, le Prix Récit du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean en 2022 pour Journal d’un bibliothécaire de survie et, la même année, le Prix du CALQ – Artiste de l’année au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Il a remporté le Prix littéraire Damase-Potvin, catégorie Professionnelle en 2021 pour sa nouvelle A64.
Michel Tremblay, photographe
Photojournaliste passionné, ses études en cinéma lui ont permis de structurer ses images afin que chacune raconte une histoire suscitant des émotions. Il est le cofondateur de l’évènement Photo Zoom sur…, festival nomade réunissant un groupe de photographes qui mettent en images les municipalités québécoises lors d’une fin de semaine intensive qui a donné lieu à trois volumes. Il est également le cofondateur et président du Groupe Photo Média International (2005), un organisme sans but lucratif qui a pour mandat de faire rayonner, internationalement, l’art photographique. Depuis 2010, il est le directeur général et artistique du Zoom Photo Festival qui permet à une vingtaine de photographes nationaux et internationaux d’exposer leur reportage documentaire et leurs photos. Il a coproduit et assuré la direction artistique du livre de Christiane Gagnon Habiter avec les mondes. Fragments sur le vivant (2023). Il est aussi membre de l’Ordre du Bleuet.
À propos de la photo…
« Sacré Damase, petit malin, tu m’as forcé à arpenter ma ville afin d’y trouver une fois de plus l’inspiration. Je n’avais jamais remarqué ce fichu A64. Pourtant Charles, lui, l’avait « Bell » et bien remarqué. Ce grand communicateur, comme un cordonnier mal chaussé, n’avait jamais poussé une jasette avec ses arborescentes voisines. Trônant au sommet tout comme ces majestueuses, il était là à m’attendre, profitant de son point de vue pour capter et transmettre. » Michel Tremblay
Texte de Charles Sagalane – lauréat 2021 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin – mis en valeur à l’occasion de l’exposition soulignant le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin, accompagné d’une photographie illustrant le thème de la 26e édition.
Exposition présentée à la Bibliothèque de Chicoutimi du 8 au 29 octobre 2025, dans le cadre de la programmation de Zoom Photo Festival Saguenay.
Crédits
Auteur·e·s : Marie Christine Bernard, Marjolaine Bouchard, Julie Boulianne, Catherine Ferland, Marie-Andrée Gill, Carl-Keven Korb, Steve Laflamme, Guy Lalancette, Dany Leclair, Charles Sagalane; Photographes : Caroline Bergeron, Vicky Boutin, Guylain Doyle, Sophie Gagnon-Bergeron, Pierre Gill, Nathalie Lavoie, Rocket Lavoie, Jeannot Lévesque, Nicolas Lévesque, Annie Perron, Michel Tremblay; Comité organisateur du concours de nouvelles : Céline Dion, Lorraine Minier et Frédéric Gagnon; Idéation, coordination et gestion du projet : Céline Dion; Révision linguistique : Jean-Pierre Vidal; Conception graphique : Marie-Claude Asselin ; Impression des tableaux : EPS ; Intégration contenu web : NickoLabs internet & marketing ; Production : Écrivain·e·s de la Sagamie et Prix littéraire Damase-Potvin – 2025