Émilie Fortin Tremblay - À l’aventure sur la route de l’or (1872-1949)

Par Cynthia Harvey – Illustration Natalie Birecki

Dawson, 11 décembre 1894

Chers parents,

Comment allez-vous? Depuis mon départ au mois de mars, je n’ai reçu aucune nouvelle de Cohoes, ni de la famille au Lac-Saint-Jean. J’espère que cette missive se rendra jusqu’à vous et qu’elle vous inspirera la fierté de savoir votre fille sur la route de l’or, au Yukon!

Vous vous rappelez le récit d’aventures de mon tendre Jack qui m’a déterminée à entreprendre avec lui ce voyage périlleux dans le Nord? Eh bien, ses descriptions de la nature sauvage et des montagnes Rocheuses ne se mesurent pas à la splendeur des paysages traversés. Quelle vaste contrée, l’Amérique! Je n’ai pas assez de mots pour témoigner de mon ravissement. Pouvez-vous croire que j’ai parcouru plus de 6000 kilomètres en seulement trois mois?

Depuis notre départ en train de New York, nous avons traversé tout le pays jusqu’à Seattle, puis nous avons emprunté un bateau à vapeur, le Topeka, pour nous rendre jusqu’à Vancouver. Nous avons ensuite remonté la côte Pacifique jusqu’à Juneau, en Alaska, où nous avons acheté une tente, une petite poêle, des outils et des provisions, soit tout le nécessaire pour l’aventure – qui ne faisait que commencer!

L’expédition véritable a débuté à Skagway, sur le sentier du Sommet blanc, en compagnie de trois voyageurs qui souhaitaient, comme nous, atteindre le Yukon. Heureusement, trois Amérindiens nous ont prêté main-forte et ont transporté nos bagages sur un traîneau tiré par des chiens. L’expédition aurait été impossible sans leur secours et leur connaissance du terrain. Les débris laissés sur la route par d’autres mineurs ne peuvent suffire comme points de repère dans la nature sauvage…

À la fin avril, nous avons enfin atteint la piste Chilkoot, un sentier escarpé de 53 kilomètres allant de Dyea, en Alaska, jusqu’au lac Bennett, en Colombie-Britannique. Avec le vent et la neige, la traversée fut pour le moins difficile. Une nuit, la neige a recouvert complètement ma tente. J’étais seule avec mes coéquipiers, Jack étant parti récupérer des bagages à notre campement précédent. Il m’a fallu déchirer la toile avec un couteau pour me libérer et délivrer les chiens, ensevelis comme moi sous la tente. Je ne devrais pas vous raconter cela, maman, pour ne pas vous inquiéter davantage. Mais sachez que votre fille est forte, débrouillarde et, surtout, heureuse.

Vous devriez voir le ciel étoilé et respirer le grand air du Nord pour comprendre le sentiment de liberté qui m’habite! J’y trouve le courage d’affronter tous les périls. Avec ma jupe enroulée autour de mes jambes, j’arrive à garder mon équilibre sur les sentiers glissants, tout aussi bien que mes compagnons de voyage. J’ai même réussi à suivre les chiens dans la descente pour parvenir de l’autre côté de la montagne. Eh oui, je suis parvenue à franchir le col Chilkoot! Moi, une Canadienne française née à Alma! Vous savez, papa, je suis la première femme blanche à accomplir cet exploit. Ce n’est pas rien!

L’aventure n’était pas terminée pour autant. Au campement du lac Bennett, il a fallu construire des embarcations pour descendre les rapides du fleuve Yukon jusqu’à Whitehorse afin de parvenir enfin aux champs aurifères, c’est-à-dire ces lieux quasi magiques qui recèlent de l’or.

En attendant la fonte des glaces, j’ai appris à chasser la perdrix. Des Amérindiens de la nation Tlingit nous régalaient parfois de poisson ou de gibier, en échange d’un peu de tabac ou de menue monnaie. J’ai mangé de la viande d’ours, de porc-épic et même des œufs de mouette! Malgré sa rudesse, la nature nous comble de ses bienfaits. J’y découvre des trésors inestimables et une source intarissable d’émerveillement.

Je ne vous raconte pas les nombreuses péripéties de mon voyage, dont le canyon dangereux et les moustiques harassants, mais je dois vous décrire mon arrivée à Miller Creek, à 96 kilomètres de Fortymile. J’y ai trouvé ma nouvelle maison, une modeste cabane en bois rond avec des fenêtres faites de bouteilles de bière! À l’intérieur, j’ai eu la joie de trouver un foyer et des lits superposés. Jack a construit une chaise berçante et une planche à laver pour ajouter à notre confort. Que demander de plus? C’est rustique, mais c’est propre et j’y suis chez moi.

Pour Noël, j’ai invité une douzaine de mineurs et de prospecteurs de la région. J’ai rédigé l’invitation sur de l’écorce de bouleau. Chacun devra apporter ses ustensiles pour le festin, qui promet de passer à l’histoire : lapins farcis, rôti de caribou, « bines » brunes bouillies, pommes de terre blanchies, beurre et pain au levain et gâteau aux fruits. Un menu digne du temps des fêtes et de nos traditions familiales!

Le printemps prochain, je compte cultiver un jardin pour ajouter des légumes à notre alimentation. Le toit de la cabane est en terre; j’y ferai pousser des radis et de la laitue. Avec de l’imagination et de la volonté, tous les projets peuvent se réaliser, n’est-ce pas?

J’ai bien changé depuis mon départ, mais ce qui ne change pas, c’est mon amour pour vous et ma détermination. Je devine que ma décision de partir à l’aventure vous a chagrinés. Si vous saviez combien mon rôle est important pour notre petite communauté, vous me pardonneriez volontiers. Il y a tant à faire ici et la vie est si courte!

Je ne vous dis pas adieu, car je promets de revenir vous voir bientôt. J’ai tant de bonheur à voyager!
Votre fille qui vous embrasse tendrement,

Émilie xx xx

Références :

BERGERON, E. (2020). Quatre filles intrépides. Soulières.

BERNARD, A. (s. d.). Les aventures d’Émilie Tremblay au Yukon (1872-1949). Écho d’un peuple : aventures et vécu de femmes, 18(1). Fondation ConceptArt multimédia. https://echo.franco.ca/vecudefemmes/index-Id=34470&Sequence_No=&Repertoire_No=2137987418&Voir=journal.cfm.html

BOUCHARD, S. (2009, 2 mars). Émilie Fortin-Tremblay. De remarquables oubliées. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/radio/profondeur/RemarquablesOublies/EFortin.html

PROULX, J.-P. (2010). Émilie Fortin-Tremblay : figure mythique de la ruée vers l’or. Histoire Canada. https://www.histoirecanada.ca/consulter/femmes/emilie-fortin-tremblay