Hélène Beck - Mélanger les pigments de la vie nordique (1930 - )
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Par Isabelle Larouche – Illustration Marie-Claude Asselin
Je suis la fille aînée d’une petite famille modeste. Dans les années 1930, il n’y avait ni télévision, ni téléphone portable où déferlent aujourd’hui des images par millions. Des illustrations, j’en trouvais dans mes cahiers d’école, dans quelques livres et sur les pages du calendrier rempli d’icônes religieuses que maman épinglait sur le mur de la cuisine. J’aimais celle représentant saint Jean-Baptiste, un garçonnet bouclé et blond, assis au milieu d’un troupeau de moutons. Ma préférée stimulait le plus mon imaginaire : elle montrait un pont de cordages suspendu au-dessus d’une chute vertigineuse. Des enfants se tenant par la main le traversaient, sous l’œil attentif d’un ange gardien.
J’ai grandi au centre-ville de Chicoutimi. Le bloc d’appartements où nous logions, ma famille et moi, était un ancien hôtel. Des oncles, des tantes et une multitude de cousins habitaient sur les autres étages. Chaque été, je prenais le train vers Albanel, à l’ouest du Lac-Saint-Jean, pour visiter mon grand-père. En mangeant mon sandwich acheté au wagon-restaurant, j’admirais les paysages accidentés du Saguenay qui s’adoucissent graduellement vers les vastes plaines et les ciels magnifiques du grand lac. J’observais la lumière que le vent étendait en larges coups de pinceau : des nuances de verts se déclinant jusqu’au violet. Je dessinais tout le temps. Même en classe, quand ce n’était pas permis.
À 8 ans, j’ai remarqué, dans une vitrine de la rue Racine, une jolie boîte contenant des pinceaux et des tubes de couleurs. J’ai supplié mes parents pour qu’ils me l’offrent à Noël. Dans ce temps-là, les enfants n’avaient droit qu’à un seul cadeau. Quand est venu le temps d’ouvrir mon étrenne, j’ai boudé la poupée que je ne voulais pas.
Cinq mois ont passé, et le jouet, encore sous son emballage, m’attendait tristement au salon. Impressionnés par ma ténacité, mes parents ont finalement échangé l’indésirable pour le fameux coffret d’artiste dont je rêvais tant. C’était le jour de mon anniversaire, le 9 mai 1939. Depuis, je n’ai jamais déposé mes pinceaux.
Malheureusement, à l’époque, il était peu envisageable d’aspirer à une carrière artistique. Surtout quand on est une fille. J’ai dû quitter l’école pour aller travailler et aider mes parents à payer pour les nécessités. Au début, j’étais heureuse de ne plus avoir à étudier. J’ai même taquiné mes amis qui sont restés derrière. Or, je l’ai regretté plus tard, car j’aurais eu les capacités pour faire de grandes études.
À la place des devoirs et des leçons, je tissais des couvertures de laine. Le soir venu, je montais dans ma chambre pour dessiner. J’insérais mes croquis entre les planches des murs et du plafond. Peut-être qu’un jour, dans une centaine d’années, quelqu’un les retrouverait…
Dans mon temps libre, j’empruntais à la bibliothèque de gros volumes présentant les œuvres de Van Gogh, de Gauguin et de Cézanne. Je me souviens d’avoir remarqué combien il y avait peu de femmes artistes peintres, à part Emily Carr et Frida Khalo. Les impressionnistes m’éblouissaient. Le Groupe des Sept aussi.
Je savais, dans mon for intérieur, que je pouvais en faire autant. Mon regard était déjà unique. Personnel. Et ma main avait appris toute seule, après de longues heures de pratique. Elle savait faire danser les couleurs sur une toile. D’instinct, mais aussi parce que j’observais autour de moi. Je recréais facilement des scènes de vie et des paysages invitants. À défaut d’écrire ma vie avec des mots, je pouvais la raconter avec des dessins.
En 1950, sous l’insistance de mon mari et de quelques amis, j’ai participé à un concours très important. C’était la première fois que j’exposais mes toiles au grand public. J’avais si peur qu’on rie de moi! Contrairement aux autres participants, je n’avais pas étudié en arts visuels, ni suivi les conseils d’un maître. Je n’avais que 20 ans; j’étais la seule fille, peintre et autodidacte. Je n’avais aucune chance. Pourtant, à ma grande surprise, j’ai gagné la première place : un prix, des entrevues dans les journaux et une grande exposition à Québec. Pour la première fois, on reconnaissait que j’avais du talent. Toutefois, avoir du génie ne suffit pas. Pour passer à l’histoire, il faut travailler tout le temps…
Grâce à ma grand-mère autochtone et au sens de la débrouillardise de mes parents, j’ai toujours su me tirer d’affaire. Il faut dire que j’ai été gâtée, côté créativité. Jeune mariée sans fortune, je cousais les plus belles robes que je voyais au cinéma. Je fabriquais même mes chaussures! Amoureuse de la danse, je faisais d’agiles pirouettes sur des patinoires réchauffées par un orchestre. J’ai même dessiné et confectionné les costumes d’une émission de télévision. Infatigables, mes mains ont façonné la glaise et le bois. Certaines de mes sculptures sont en bronze, quasi éternelles, alors que d’autres sont en pleine nature et s’effritent avec le temps.
Au fil d’une carrière qui se poursuit après plus de 70 ans, j’ai participé à une centaine d’expositions au Canada et en Europe. J’ai reçu plusieurs prix honorifiques, dont celui de l’Ordre du Bleuet, et j’ai eu la chance de côtoyer de grands artistes.
La vie m’a aussi imposé de pénibles embûches. Un jour, une cinquantaine de mes toiles ont péri dans un incendie. Ces œuvres possédaient une grande valeur. Or, je ne me suis pas laissé abattre. Inspirée par ces enfants franchissant un profond ravin sous l’œil protecteur d’un ange, ceux du calendrier mural de mon enfance, j’ai repris mes pinceaux et j’ai poursuivi ma route.
On me considère comme une pionnière, la première femme artiste peintre au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ces grands honneurs s’ajoutent à la fierté d’avoir une belle famille et trois enfants, aussi artistes à leur manière.
Les paysages et les gens de ma région natale sont mes principales inspirations. Ils me ressemblent, avec leurs couleurs tourmentées, parfois joyeuses, parfois tristes. Je me reconnais dans leurs grands mouvements imposés par la vie nordique : la survie de nos ancêtres, le travail acharné, la passion, la volonté et l’ingéniosité qu’il faut déployer pour atteindre le bonheur. Comme eux, je mélange les pigments de la vie de manière à ce que mon existence soit visionnaire. Inoubliable. Éternelle.
Une phrase me revient toujours à l’esprit : faire son propre sentier, laisser des traces là où personne n’est allé. Découvrir. Faire connaître. Réinventer. Toujours, toujours raconter une histoire.
