Tempête au cœur du fjord
Tempête au cœur du fjord
Julie BOULIANNE
J’espérais faire un aller-retour et rentrer à Québec rapidement, mais il faisait déjà noir quand je sortis de l’usine. Laisser dégivrer la voiture prit juste assez de temps pour que je réalise qu’à quinze jours de Noël, il me faudrait un miracle si je voulais reconquérir Magalie qui refusait maintenant de me parler. J’étais parti très tôt, avec en travers de la gorge la rupture qu’elle m’imposait. Prostré, je regardai le givre fondre sur la vitre, ressassant avec regret notre dernière dispute. Le son caractéristique d’un courriel me fit espérer. Je fus déçu. Le message venait du bureau. On me demandait de répondre à un appel de service en revenant par Charlevoix. Merde !
En chemin, j’arrêtai dans un poste d’essence. Le paiement à la pompe ne fonctionnait pas, je dus entrer. Les doigts congelés, j’en profitai pour demander mon chemin vers Saint-Urbain.
– Prendre le Petit Parc à soir ? Vous n’avez pas entendu l’avertissement ? riposta la caissière.
Elle pointa l’écran dans un coin. Un bandeau rouge défilait : Avertissement de tempête hivernale. Foutue malchance. Pourquoi fallait-il que ce système dépressionnaire me rattrape jusqu’ici.
De retour dans l’auto, je l’appelai. « Répond ! S’il te plaît ! » Après trois tentatives je laissai un message :
« Magalie. Je suis rendu au Saguenay. J’avais une job urgente à y faire. Sauf qu’il y a eu une panne et la génératrice n’a pas embarqué… Pis là, je dois faire un détour. J’en avais pour quelques heures. Je vais y passer deux jours ! J’irai te voir à mon retour… Je t’aime… Il faut que je te parle ! »
Les indications pour rejoindre la route 381 n’étaient pas claires, je me retrouvai à suivre une série de lampadaires illuminant un parc surplombant une vaste et obscure étendue d’eau. On aurait dit un lac. En observant sur ma droite cette perspective apparemment sans fond, je faillis écraser une passante. L’arrêt brutal me laissa le cœur palpitant. Les mains sur le volant, je regardai cette femme insouciante entrer dans une auberge.
Une jolie façade grise, les volets blancs, l’auvent bleu roi, la verrière… un aspect de bord de mer. En été l’endroit devait être achalandé. Une lassitude inattendue m’envahit et avec le risque de neige qui planait, j’optai pour m’y arrêter. Je pourrais partir plus tôt demain.
Dehors le froid était cinglant. À l’intérieur, l’ambiance un peu rustique avec ses boiseries, ses couleurs antiques et ses œuvres autochtones hétéroclites dans le hall semblait sortie d’un autre temps. Cette jeune femme aux longs cheveux sombres que j’avais failli renverser m’accueillit en rangeant son manteau.
– Bienvenue à l’Auberge des 21 ! Monsieur… ?
Elle regarda ma carte.
– Vous permettez que je vous appelle Édouard ?
– Heu. Oui.
– Vous êtes déjà venu ici ? Votre visage me dit quelque chose.
Son regard était hypnotisant.
– C’est ma première visite au Saguenay, balbutiai-je.
– Méfiez-vous, ici, le vent vire de bord en un rien de temps.
Elle paraissait sérieuse, puis avec un sourire angélique, elle me tendit la clé de la chambre 13.
– Pas de veine ! lui dis-je en faisant tinter la clé, même si je n’étais pas particulièrement superstitieux.
Ses yeux malicieux me fixèrent et j’eus de la difficulté à détourner le regard.
Dans la chambre, le miroir me renvoya le reflet d’un homme tourmenté. Assis sur le lit, je pensai à Magalie qui aurait pu être ici avec moi. Les murs de la chambre m’oppressaient. Je m’y sentis étrangement loin de chez moi, captif. Pourquoi tout ça m’arrivait maintenant ? Je devais me dégourdir.
En franchissant le hall, j’interrompis la chorégraphie de la jeune réceptionniste qui dansait au son d’une musique imaginaire. Sa gestuelle me fascina.
– Désolé, je ne voulais pas vous déranger, je sors prendre l’air.
– Soyez prudent, ça pourrait être glissant, dit-elle en tournoyant.
Je ne sus quoi répondre à sa candeur et la quittai à contrecœur. Dehors, le temps était toujours au beau fixe. Je choisis de marcher sur cette croûte enneigée qui craquait telle ma relation avec Magalie. Le parc était assez long pour réfléchir, pour geler aussi. Je relevai le col de ma veste et rentrai mes poings dans les manches.
J’inspirai par petites bouffées, l’air frisquet était vivifiant. Un chien courut vers moi. Il me rappela les promesses que nous nous étions faites Magalie et moi. La maison que nous n’aurions jamais ensemble. J’en voulais à la terre entière. Elle avait choisi de me quitter, de me laisser en plan. Notre relation, disait-elle, s’était essoufflée. Le labrador noir m’escorta un moment.
– Maggie ! Laisse cet homme suivre son chemin !, le rappela une femme sur le quai.
Une bouffée d’émotion me monta à la gorge. Que ferai-je sans elle ? Jusqu’à maintenant, cette question ne s’était même pas posée. Je vivais avec l’illusion que je n’avais qu’à la surprendre, regagner ses faveurs comme lors de notre première rencontre, il y avait six ans. J’eus envie de courir, de me précipiter vers l’inconnu en suivant les contours de ce trou noir qui me plongeait dans une étrange sensation de flottement.
Magalie et moi étions si jeunes à l’époque. J’avais tout fait pour lui faire plaisir, pour la faire rire, mais je n’y arrivais plus. Je voulais tant qu’elle m’aime, c’était peine perdue. Je versai quelques larmes sans savoir si elles provenaient d’une libération ou d’une malédiction.
J’atteignis rapidement la limite urbaine. L’évidence était irréfutable, Magalie ne reviendrait pas. Les lumières étaient derrière moi. Je continuai quelques pas. Sans la réverbération nuageuse, la nuit était pure et ma vision nette. Pourtant je crus perdre contact avec la réalité. À l’orée des arbres, j’entendis un souffle à travers les branches nues. Un murmure subtil et délicat me rappelant le timbre de voix de la réceptionniste : « Reste avec moi ! » Frayeur nocturne, me justifiai-je. La peur de s’enfoncer vers les ténèbres. En contrebas, des plaques de glace vive grinçaient sur l’eau noire. Je tournai les talons. Sur la rue principale, à part le magasin général, toutes les boutiques étaient fermées.
En passant la porte de l’auberge, je fus rassuré par mon hôtesse qui semblait captivée par les lumières du sapin.
– Édouard, te voilà enfin ! Tu restes pour souper ?
D’emblée elle me parut trop attentionnée.
– En raison des conditions météorologiques, seule la table d’hôte sera servie ce soir. Tu viendras ?
Troublé, j’acquiesçai.
Je déposai mon manteau à la chambre. En regardant le grand lit double, parfait pour un couple, j’eus le sentiment qu’il me narguait. Je défis les draps d’un mouvement brusque et me laissai tomber sur le matelas. J’étais redevenu célibataire. Au bout d’un instant, j’enfilai une chemise.
Une serveuse m’attendait à l’entrée du restaurant. Grande, mince, élégante.
– Il n’y a personne d’autre ? demandai-je en désignant la grande salle.– Apparemment non. C’est fou comme la météo influence notre clientèle.
Je commençai à trouver dérangeante cette folie hivernale. Cependant, en moins de temps qu’il n’en fallut pour commander, j’avais une assiette gastronomique devant moi assortie d’un verre de vin rouge. Le wapiti était un met délicat, dont je n’avais pas l’habitude. C’était un péché de ne pouvoir le partager. Les croûtons réconfortants sur le potage me firent penser à Magalie et sa présence me manqua.
Lorsque la serveuse revint, je l’interrogeai :
– Et cette tempête, croyez-vous qu’elle va nous atteindre ?
– Certainement ! Reste à espérer qu’elle ne passe pas juste en coup de vent et qu’elle nous apporte un peu de nouveauté, dit-elle en me présentant de parfaits pétoncles poêlés avec leur garniture veloutée.
Un enchantement pour les papilles. Du coin de l’œil, je vis passer furtivement la silhouette de la réceptionniste devant l’office. La bouche entrouverte, j’eus envie de lécher l’assiette. Cette présence s’accordait à mon séjour comme l’érable au dessert.
Alors que je m’apprêtais à quitter la table, elle m’interpela.
– Pour compléter l’expérience, je te suggère le spa nordique.
Un silence s’étira. Les flammes des bougies disposées sur les tables firent vaciller mon reflet sur la verrière.
– Mon intuition me dit que tu vas adorer, s’exclama-t-elle sur un ton enjoué.
Je fus incapable de refuser son offre.
Quinze minutes plus tard, je laissai tomber le peignoir. La porte vitrée glissa, la température au dehors me saisit. Entre deux bassins en forme d’amibes, quelques arbres emmitouflés étaient mieux vêtus que moi. Mon corps presque nu me poussa à entrer rapidement dans l’eau chaude. Je brassai la surface de mes mains, testant différents sièges à la recherche d’un jet bienfaiteur. Mes épaules hors de l’eau frémirent. Je m’enfonçai un peu plus.
Le ciel étoilé offrait un contraste étrange avec la neige. L’eau turbulente dans mes oreilles me crachait sa cacophonie, me criant ses vérités. Pour Magalie, j’appartenais déjà au passé. Je m’accrochais pourtant à notre histoire comme aux pierres frimassées tout autour.
En perdant l’appui, je dérivai. La tête penchée en arrière, je me laissai divaguer un moment. Les sons étouffés devinrent plus aigus, moins discordants. Ces notes claires me ramenèrent vers une autre voix plus joyeuse. « Arrête de te débattre ! » disait-elle, mystérieuse. Sous la ligne de flottaison, je retins ma respiration. Toutefois, mes poumons exaspérés m’extirpèrent de ce huis clos avec moi-même. Je sentis l’air froid sur mon visage. Dès l’instant où j’ouvris les yeux, la voix se matérialisa, je crus percevoir son corps spectral, évanescent parmi ces volutes blanches de vapeur qui s’élevaient. Je caressai le givre sur le rebord, lisse et clair comme sa peau. Ses lèvres chaudes et apaisantes me parcoururent doucement.
Le vent se leva, une neige épaisse se mit à tomber en rafale. Le ciel vira au gris. J’accueillis la tempête qui se dressait autour de moi. Je fus submergé par sa présence, j’eus envie de m’élever avec elle. De me laisser porter par son souffle puissant. Chaque flocon frôlant ma peau était une invitation à m’émerveiller de sa beauté. Je la regardai tourbillonner jusqu’à ce que je n’arrive plus à garder les yeux ouverts.
Au travers les bourrasques, la voix m’implora d’essayer le bain glacé. Sa volonté me guidait, il me fallait éprouver les limites de mon corps. En sortant du confort de l’eau chaude, j’avançai comme un yéti, laissant des empreintes dans la neige fraîche. « Allez ! » Sous son emprise, le jugement paralysé, j’entrai dans la piscine malgré mes appréhensions. La voix ordonna à mes genoux de fléchir. Mon cœur se serra, l’hypothermie me guettait. « Respire ! Reste ! Restes-y encore un moment ! » Quelques secondes supplémentaires me suffirent pour penser mourir. D’un élan salvateur, je sortis dans l’air glacial. Offert à la fougue des éléments.
Contrairement à ce que dictait ma chair, je retins tout mouvement de hâte jusqu’à être en phase avec ce lieu. La plante de mes pieds chauffée à blanc sur des braises cristallines, je captai les moindres détails. Happé par l’ambiance, j’observai cette neige recouvrir la cour de douceur. Dansaient autour de moi des statues de pierre sombre aux corps difformes percés en plein cœur. Des êtres enneigés, figés dans une course folle qui me donnèrent la chair de poule. Je me replongeai dans l’eau bouillonnante, ma peau fut lacérée par une multitude de lames fines. La cure prodiguait un drôle d’effet. Des liens se dénouaient lentement. Les yeux mi-clos, une chaleur différente m’irradia de l’intérieur.
Au troisième intervalle chaud-froid, la neige vierge m’interpela. Je m’y allongeai, vulnérable, y laissant une trace éphémère, celle d’un ange que recouvrit rapidement la poudrerie. Le corps détendu, ultime jouissance, j’eus l’impression d’être enfin libre.
Dans ce grand lit, je capitulai. La forêt boréale et les tourbillons de neige m’enveloppèrent encore un temps. Je n’eus aucune difficulté à m’endormir, je tombai comme une roche sur un lit de mousse.
Au réveil, sa voix mélodieuse résonnait toujours à mes oreilles et m’habitait complètement. Après cette nuit à l’auberge, j’eus envie de la revoir. À peine habillé, je me précipitai dans le hall. Elle n’y était plus. Je fis le tour rapidement, inquiet.
La tempête avait cessé. Dehors, on ne voyait plus que la blancheur immaculée. Je restai immobile devant la vitrine. Le fjord se dévoilait, avec ses caps enneigés il m’impressionnait.
Je la sentis glisser derrière moi. Je me retournai, ravi.
– Tu as bien dormi, Édouard ?
– Ça fait longtemps que je ne me suis pas senti aussi reposé, avouai-je.
Son magnétisme était limpide, éblouissant.
– Les routes sont fermées, affirma-t-elle avec joie.
– J’habite Québec et…
– Reste avec moi, chuchota-t-elle.
Ses yeux m’envoûtaient.
– Je ne connais même pas ton nom !
Je voulais la connaître davantage.
– Je te le dirai ce soir, jura-t-elle en enfilant son manteau.
Il me fut impossible de la décevoir. Mon cœur me dictait de rester.
Elle s’appelait Neve.
Processus de création
de Julie Boulianne
Le simple fait d’avoir été choisie pour le projet Une nuit à l’auberge des 21 était pour moi une surprise et une belle reconnaissance. Une semaine avant, je ressens la fébrilité. Et si je n’arrivais pas à écrire ? Je note une idée ; un huis clos empreint de mystère, le temps qui s’arrête.
Le 10 décembre 2021, en plein milieu d’une tempête de neige, j’entre essoufflée à l’Auberge. Hier, la baie était libre et sombre, ce soir elle est blanche. J’habite à quelques rues, alors comment profiter de ce décor familier en posant sur lui un regard neuf ? En retirer une pleine satisfaction tout en vous faisant partager ce moment ?
Le spa me délie le cerveau. La neige tombe, il fait froid, tout est calme. La posture des statues figées dans l’atrium me parle d’eau tumultueuse. Je veux faire ressentir au lecteur qu’en venant ici, on ne peut pas juste passer en coup de vent. Le personnage est envoûté par le lieu qui lui fait oublier son passé ? L’ailleurs devient cette femme étrange, cette auberge qui admire le fjord… À moins que, sur le site d’une ancienne conserverie de bleuets où jadis passaient les trains pour rejoindre le port en eaux profondes de Julien-Édouard-Alfred Dubuc… Bref, la difficulté d’écrire, c’est de décider.
À propos de l’auteure…
Julie Boulianne est de Port-Alfred, la baie est son havre. Elle a commencé à écrire par un heureux hasard, en découvrant l’immense terrain fertile qui s’ouvre sur la page blanche. Elle a publié deux romans : La Femme de Djébel-Bargou (JCL, 2016) et Lac Ha ! Ha !(Éditions du Bouclier, 2021).
Le texte Tempête au cœur du fjord de Julie Boulianne a été écrit dans le cadre d’un projet collectif de création littéraire, Une nuit à l’Auberge des 21, mis en oeuvre par Écrivain·e·s de la Sagamie avec le soutien du Conseil des arts de Saguenay – Programme de soutien aux projets spéciaux, maillage «Arts et Affaires», l’Auberge des 21, Conception graphique MC, la Fondation TIMI, le député de Dubuc François Tremblay, le député de Chicoutimi–Le Fjord Richard Martel et, bien sûr, la Ville de Saguenay.
Auteur·e·s du collectif: Julie Boulianne, Cindy Dumais, Martin Duval, Stéphanie Gervais, Paul Kawczak, Michaël La Chance, Yves Ouellet et Sonia Perron; photographe: Patrick Simard; direction littéraire: Gabriel Marcoux-Chabot; révision linguistique: Christine Martel; conception graphique: Marie-Claude Asselin; intégration contenu – web: Nickolas Simard; idéation, coordination et gestion du projet: Céline Dion. Production Une nuit à l’Auberge des 21: Écrivain·e·s de la Sagamie. Mars 2022