Limonade
Limonade
Paul KAWCZAK
À l’époque, je ne savais pas où j’habitais. J’avais lu un jour dans la petite biographie de quelques lignes d’un artiste que celui-ci se considérait comme nomade. Mais je ne sais pas si cela avait du sens pour moi. Je ne sais pas non plus si un nomade fait des boucles, ou s’il progresse linéairement, ne revenant pas au même endroit, ou pas selon le même pattern. Si on revient au même endroit, mais de façon imprévisible, ce n’est pas tout à fait une boucle, non ? Les animaux sont prévisibles. C’est pour cela qu’on peut les chasser. Ils tracent des figures régulières sur leurs territoires. Tout ce que je savais à l’époque, c’est que j’étais loin de ma mère.
Je savais où j’habitais quand j’avais encore peu de passé et beaucoup d’avenir. La réponse était évidente, j’habitais là où j’étais né, mais j’habiterais ailleurs dans l’avenir. Il me faudrait m’éloigner pour vivre. Je n’ai jamais été aussi là que là où je suis né, sans jamais pour autant avoir été aussi ailleurs dans l’expectative. C’est quand l’avenir rétrécit que je me retrouve perdu. L’ancrage de l’enfance a disparu et avec lui mes certitudes.
Il n’y a pas grand-chose d’autre à chercher dans cette vie que le bonheur. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. Peut-être le mieux est-il encore de se branler, et de vivre juste quelques secondes à chaque fois, pendant lesquelles on entend dans sa tête : Rien ! Rien ! Rien ! et on accepte de mourir. Puis on revit, et les choses peuvent revenir avec le poids qu’on leur connaît.
À l’époque, je me promenais tous les dimanches avec Nicolas et Mathieu, puis nous jouions au poker, et allions manger pour pas cher, ici et là. Une fois un ami à eux s’est joint à nous, en très mauvais état. Il est venu marcher sans chaussures, et ses pieds saignaient. Il était clairement drogué. Il parlait dans le vide et se répétait. Il parlait beaucoup de son cousin. C’était quelqu’un de perdu et de malheureux. Quelqu’un de pauvre aussi. Un autre jour, Paul est venu avec nous, un Français, également connaissance commune de Nicolas et Mathieu. Je le voyais pour la première fois. Il perdait déjà ses cheveux. Il est mort quelques années après dans un accident de voiture. Il devait avoir 35 ans. Nous sommes allés nous baigner. Nous avions quelques bières, et nous avons parlé de choses et d’autres, de films d’horreur notamment. Paul et Nicolas avaient plusieurs running jokes sur les mauvaises suites d’Alien. Les grands arbres qui abritaient la rivière nous entouraient comme les gradins d’un théâtre romain, et la continuité de leurs cimes formait un horizon replié sur lui-même, comme l’extrémité d’un tube hors du monde flottant dans un ciel rose, rouge et bleu plein de promesses.
J’ai revu Paul. J’étais un peu amoureux de lui je crois. Il était à la fois proche et distant. Il pouvait se confier sur des choses intimes tout en maintenant un mur invisible entre lui et le monde. Comme un maléfice. Je gravitais autour de lui dans ces moments-là, comme une lune, et je crois qu’il m’en était reconnaissant. Il était assez seul. Il achevait une thèse de doctorat. Sur le roman d’aventures littéraire français, je crois. C’est ce qui structurait sa vie à l’époque. Il refusait alors de se sentir loin de chez lui. Il aurait aimé que les pensées puissent faire l’amour, et qu’elles se passent de mots, comme il se serait passé de corps.
C’est étrange de connaître une personne peu d’années avant sa mort. Je me dis qu’alors il ne savait pas. Que les secondes n’avaient pas la même valeur pour lui que pour moi. Que le néant fonçait sur lui comme un train pendant que nous parlions. Nous ne savions pas et maintenant je sais. Et je ne sais pas si lui a su. Cela lui confère une aura, presque une connaissance qui se manifesterait dans mon souvenir comme un secret que lui seul saurait maintenant s’il pouvait savoir quelque chose, mais que personne ne peut dire et dont je témoigne dans l’ignorance. J’ai vu une personne sur le pont du bateau de mon présent. J’ai tourné les yeux pour regarder l’horizon et elle est tombée à l’eau. Je peux maintenant fouiller chaque recoin, chaque millimètre de mon monde, je ne l’y trouverai pas. Et pourtant je l’ai connue, et aimée. La plupart des gens qui meurent jeunes ne le savent pas. Leur vie est d’abord identique aux autres, puis elle devient autre chose dans la conjonction avec le trauma du corps et la disparition. Et puis en vrai, il ne s’est rien passé d’autre qu’un choc et une mort. Et tout s’est arrêté avec la vie. Toute sa conscience, qui s’est éteinte derrière le mur invisible qu’elle avait dressé. Qui s’est éteinte doublement abritée, ou plutôt enfermée, derrière le mur invisible mais aussi à l’intérieur de sa boîte crânienne, s’estompant avec le manque de sang et d’oxygène, loin à jamais de tous les êtres de sa vie. Je veux mourir enlacé.
Un jour nous étions un peu saouls dans le petit appartement de Paul, avec Mathieu et Damien. Nous buvions du vin de cerise. Le propriétaire réparait quelque chose dans l’entrée de la cuisine. Il nous disait qu’il ne buvait plus depuis longtemps, et pourquoi. Il avait un accent du Lac très prononcé. Nous avons parlé de cannabis. Nous fumions un peu ce soir-là. Je sentais presque dans ma bouche la bouche pâteuse de Paul, les cigarettes qu’il fumait avec plaisir, et l’agrément de cette compagnie d’amis dans son sang encore jeune, qui pouvait porter sans fatigue encore ces joies. Dehors, il faisait froid et nous n’avions pas d’autre plan que de boire, de fumer, de parler, de pisser et de rire. Nous formions un autocollant qui se détache du papier sur lequel il a été vendu. Puis des jeunes sont venus, des connaissances de Mathieu, ils faisaient une fête à l’étage. Ils mélangeaient des anxiolytiques et de l’alcool dans un appartement à peine emménagé. Nous sommes montés les voir. Je crois que Paul fut rassuré par le fait de pouvoir fumer là-bas. Il me dit plus tard qu’il avait craint, lui plus vieux que les jeunes de la petite fête, de paraître là-bas l’enfant du groupe, que soit trahie la difficulté qu’il avait à s’émanciper de sa mère. Je l’observais entre les silences qui le tendaient, accroché à sa cigarette. Les jeunes parlaient de voiture, de Mazda 3 et de Honda Civic. J’avais moi-même une Mazda 3. Le nouveau locataire avait un fauteuil, les autres étaient assis par terre. Les filles étaient très jeunes, mais il semblait qu’elles auraient fait l’amour comme leur mère. Cela me dégoûtait d’y penser, moi qui n’avais peut-être baisé que trois ou quatre fois dans ma vie. J’étais devenu saoul. Je dis à Paul : « la tête et le corps ne peuvent pas baiser ensemble. Il faut les corps avec les corps et les têtes avec les têtes. Imagine deux hommes qui se bouchent mutuellement la carotide avec leur bite en 69 pendant que leurs têtes se disent adieu. » Il rit. Il était heureux, je crois, que j’aie dit ça. Mais il aurait préféré se faire assoir sur le visage par la plus velue des filles et lui raconter une histoire. L’époque se voulait ouverte au discours sur le sexe. Mais rien n’était dit de ce qui nous intéressait. Vers la fin de la soirée, alors que plusieurs personnes étaient parties, il raconta une scène qu’il avait lue dans un livre. En Inde, en passant devant la cabane à bois de son jardin, un père entend sa petite fille parler avec quelqu’un dans la cabane. Il ouvre la porte et trouve la fillette en discussion avec un cobra dressé devant elle. Le père d’un geste sec de la jambe fait voler son enfant contre le mur du fond puis, se saisissant de la hache pour la coupe du bois, massacre le serpent. La petite fille pleure, puis entre deux sanglots s’écrie : « tu as tué mon ami, il allait m’expliquer quelque chose d’important ! »
Mon travail à l’université consistait en peu de choses. Je montais et descendais surtout des escaliers. L’été, j’y croisais les étudiants anglophones venus apprendre le français à l’occasion d’un programme subventionné. L’année suivant la soirée au vin de cerise, j’eus une aventure avec l’un des étudiants. Je le baisais dans l’ascenseur puis il allait à ses cours. Je ne l’ai pas revu après qu’il est rentré chez lui. Je me souviens d’une fois où il avait pleuré soudainement. J’avais appris que sa mère était décédée l’année d’avant et que son père avait vendu la maison familiale pour retourner dans son pays d’origine. L’étudiant avait séché ses larmes et s’était mis à raconter une histoire tandis que je lui caressais la tête.
La voici. Dans une auberge anglaise, un peintre japonais peint toujours le même petit paysage japonais de fleurs et d’arbres qui ouvre sur un horizon. Il reste des mois à l’auberge et peint le petit paysage partout. Les aubergistes ne le font plus payer car sa manie attire des clients, et l’auberge entière devient une œuvre d’art. Comme percée de milliers d’horizons. Il y a plus d’horizons dans cette auberge qu’au Louvre, plus que vous n’en aurez jamais dans votre vie. Et pourtant, il s’agit toujours du même. La famille du peintre s’inquiète et envoie son frère le raisonner. Celui-ci fait Tokyo-Londres et prend un bus à deux étages pour se rendre dans la petite ville de l’auberge. Il arrive épuisé. Il est temps de revenir, dit-il au peintre. Reviens au Japon, tu retrouveras ton horizon. Le peintre refuse. Son frère va se reposer. Le lendemain, en arrivant à l’auberge, il apprend que le peintre s’est crevé les yeux après s’être peint le paysage sur le visage. Il décide alors de faire rapatrier son frère. Tout le long du vol, le peintre pleure et s’excuse et s’excuse encore. Lorsqu’ils arrivent à l’aéroport, personne ne les attend alors que la famille doit être là. Ils sortent par une des portes tourniquet, et au lieu de voir la zone d’attente des taxis, le frère découvre avec stupeur le petit paysage du peintre, devenu réel. Il se retourne et l’aéroport a disparu. Ils sont coincés dans le paysage. Le temps ne passe pas. Ils sont seuls. Du paysage monte perpétuellement l’impression que quelque chose de mauvais se passe et que le bon a été gâché. N’en pouvant plus, le frère finit par se crever les yeux pour ne plus voir le paysage. Immédiatement, il se réveille loin de chez lui, dans une famille d’accueil. Il se lève. Déjeune. Part à l’université, se fait enculer par l’un des employés dans un ascenseur. Puis il pleure. Il n’a nulle part où aller.
Je racontai l’histoire à Paul qui l’adora. Il aima autant l’histoire de l’étudiant que mon histoire incluant l’histoire de l’étudiant.
Après sa thèse, Paul fut employé dans une maison d’édition. Il écrivit un livre qui connut un certain succès. Il fut invité ici et là pour en parler. Je le perdis de vue un moment, le croisant de temps en temps, mais ne passant plus véritablement de temps avec lui. Un jour toutefois, il m’adressa la parole un peu plus longtemps. Il me dit qu’il avait dormi dans une auberge un peu vieillotte, mais très charmante, pour une activité littéraire, et que sur certains carreaux de la salle de bain étaient de jolis petits paysages stylisés, quelques peu Art Nouveau, qui lui avaient rappelé la fable du peintre japonais. Il était sorti contempler la baie au bord de laquelle était l’auberge. D’énormes bateaux venus de l’autre bout du monde déchargeaient de la bauxite jour et nuit. Paul se dit que la baie et sa perspective étaient peut-être une illusion et ne reposaient que sur un carreau. Comme s’il avait vécu toute sa vie en surface, confronté à un plan qu’il n’avait jamais su traverser. Nulle part ailleurs qu’en lui-même. Le soir le tranquillisa. Il était heureux d’être témoin de la circulation mondiale de la bauxite, comme s’il avait vu le sang du monde. Il buvait une limonade diète. Il était comme un enfant qui ne fait aucun mal. Une personne gentille. Il regarda la marée monter. Une semaine après, il était mort
Processus de création
de Paul Kawczak
Arrivé à l’auberge, j’ai assez vite repéré un carreau du carrelage de la salle de bain arborant un petit paysage stylisé en perspective. Immédiatement l’idée que cette image ouvrait sur une profondeur (une perspective) m’a donné envie de m’en servir pour écrire mon texte. J’aimais l’idée qu’il y ait la possibilité d’une fuite dans ce carreau, qu’il « mène » quelque part. Et la perspective du paysage faisait écho à celle de la baie. Je suis ensuite sorti sur le bord de la baie. J’ai fumé du cannabis, bu du Sprite diète et regardé le soir tomber et les bateaux être déchargés. Je ne voulais pas penser à une histoire, car j’ai remarqué que cela m’inhibe. J’ai laissé les choses s’infuser en moi, en plaquant mentalement le petit paysage sur la grande baie. J’ai superposé mentalement le subterfuge de la profondeur artificielle du carreau sur l’interprétation que faisaient mes sens de l’espace de la baie. Deux « mensonges », deux espaces, intérieurs autant qu’extérieurs.
Au moment de l’écriture, j’ai voulu un texte ouvert, presque décousu, dont le centre est incertain. Je voulais suivre l’idée d’horizon, de profondeur et d’origine que m’avait inspiré le petit paysage. L’idée d’origine m’est venue sans que je la convoque, et elle s’est imposée. Comme si, derrière l’horizon d’un paysage, il y avait l’endroit d’où l’on vient, ou tout du moins une route qui y mène. Peut-être cette route mène-t-elle également où l’on va ?
Le texte est venu de lui-même, par associations d’idées et de souvenirs liés à ce thème. C’est la première fois également que je mets en scène un personnage qui m’évoque fortement. L’idée de ma propre mort est quelque chose qui m’inspire, et cet horizon tragique a fonctionné comme un moteur d’écriture.
C’est ainsi souvent que je travaille : une méditation abstraite, une imprégnation puis une idée générale du style du texte avant de trouver par tâtonnements et associations d’idées un moteur narratif.
À propos de l’auteur…
Paul Kawczak est né en France à Besançon en 1986. Il vit au Québec depuis 2011. Il a publié deux recueils de poèmes, L’extincteur adoptif (Moult Éditions, 2015), Un long soir (La Peuplade, 2017), ainsi qu’un roman Ténèbre (La Peuplade, 2020).
Le texte Limonade de Paul Kawczak a été écrit dans le cadre d’un projet collectif de création littéraire, Une nuit à l’Auberge des 21, mis en oeuvre par Écrivain·e·s de la Sagamie avec le soutien du Conseil des arts de Saguenay – Programme de soutien aux projets spéciaux, maillage «Arts et Affaires», l’Auberge des 21, Conception graphique MC, la Fondation TIMI, le député de Dubuc François Tremblay, le député de Chicoutimi–Le Fjord Richard Martel et, bien sûr, la Ville de Saguenay.
Auteur·e·s du collectif: Julie Boulianne, Cindy Dumais, Martin Duval, Stéphanie Gervais, Paul Kawczak, Michaël La Chance, Yves Ouellet et Sonia Perron; photographe: Patrick Simard; direction littéraire: Gabriel Marcoux-Chabot; révision linguistique: Christine Martel; conception graphique: Marie-Claude Asselin; intégration contenu – web: Nickolas Simard; idéation, coordination et gestion du projet: Céline Dion. Production Une nuit à l’Auberge des 21: Écrivain·e·s de la Sagamie. Mars 2022