25e édition 2020 – Artifices
- 30e édition 2025 – Trente ans
- 29e édition 2024 – Feux
- 28e édition 2023 – Vertige
- 27e édition 2022 – Cabane
- 26e édition 2021 – Balcon
- 25e édition 2020 – Artifices
- 24e édition 2019 – 4 heures sur le quai
- 23e édition 2018 – Éternité
- 22e édition 2017 – Hasard
- 21e édition 2016 – In extremis
- 20e édition 2015 – Frénésie
Diffraction
de Marjolaine Bouchard
Photographe: Annie Perron
— Ma tante, vous ne pourrez pas tout emporter. Ça ne tiendra jamais dans le petit appartement où vous logerez. On doit faire un tri, ne garder que l’essentiel.
Papa, ma grand-tante Angélique et grand-maman discutaient de la définition de l’essentiel. Très terre-à-terre, papa faisait preuve d’un esprit plus pratique que rhétorique. Moi, je furetais partout dans cette maison centenaire au charme d’antan et qui avait vu naître mes ancêtres. Au terme de mon exploration, au salon, planté devant une armoire en acajou aux portes bombées et vitrées, j’ai découvert une série de figurines de cristal finement taillées, comme dans du diamant. Elles scintillaient dans la lumière projetée par deux ampoules fixées à l’intérieur du meuble, une dans chaque coin. J’étais fasciné par la dispersion des couleurs à travers les prismes et la réflexion sur les miroirs du fond où le reflet d’un garçon de neuf ans, ravi, me souriait.
— Regarde papa, regarde, c’est magique ! Ça multiplie des arcs-en-ciel à l’infini.
Mon père a jeté un œil rapide, pressé qu’il était de boucler la mise en boîte.
— C’est la décomposition de la lumière, a-t-il simplement remarqué. Des spectres. Allez, dépêche-toi de mettre tout ça dans ce carton que tu placeras dans le coin du salon, avec les choses inutiles. Après, emballe la vaisselle.
Des spectres. Quels jolis fantômes ! En contemplant ce phénomène, j’imaginais le Paradis et tous les êtres de l’éther rayonnant de pareils éclats. L’illustration du ciel dans notre Grand Catéchisme en images perdait au change : imprimée en noir et blanc, elle ne pouvait rendre la brillance et le chatoiement de ces couleurs lumineuses. Le Paradis devait plutôt ressembler à cette armoire, avec les âmes flottant dans la lumière blanche divine, irradiant à leur tour ces rayons multicolores. Merveilleux spectres. Pendant de longues minutes encore, je les ai contemplés, modifiant minimalement ma position, inclinant la tête, courbant l’échine, j’ai admiré ce miracle, changeant d’angle pour inventer les variations de couleurs. Je ne pouvais me résoudre à les toucher. Je suis allé dans le corridor.
Plongée elle aussi dans des réflexions et, sans trop s’occuper de moi, ma grand-tante Angélique argumentait avec mon père en arpentant les pièces.
— Je ne peux pas. J’aime ces objets et j’ai l’impression de les trahir.
Cachant sans la cacher vraiment une ironie pas méchante, juste pour signifier une évidence, papa désignait tour à tour un candélabre sur un guéridon à quatre pieds dont le dessus représentait une série de formes cassées, un ensemble de bougeoirs en étain et un autre en faïence.
— Ma tante, on ne s’éclaire plus avec ça.
Elle ne lui souriait pas. Papa n’a pas réussi à la convaincre et l’aide de grand-maman a été requise.
Pendant que j’enveloppais les tasses et les assiettes de papier journal, j’entendais des reniflements dans la chambre où les deux femmes conversaient. J’ai cessé les bruits de chiffonnage et me suis approché de la porte pour mieux écouter. C’était calme comme dans une église ou une bibliothèque sur le point de fermer. Ma grand-tante parlait tout bas, comme auprès d’un mort. Grand-maman tentait de la ramener sur un territoire qu’on appelle la raison.
— C’est que du matériel, Angélique. Qu’est-ce que tu feras de tes bibelots d’Espagne, de tes vases de Chine et de tes poupées de porcelaine ? Tu sais bien qu’on n’emporte rien de l’autre bord.
— Mais je ne suis pas morte, justement. Je m’en vais dans un foyer. Ces souvenirs sont toute ma raison d’être.
— Dégraisse, chère, dégraisse. Garde juste ce qu’il faut pour le quotidien, pour ta nouvelle vie. Pense aux paroles de Jésus quand il nous conseille de regarder les oiseaux du ciel : « ils ne sèment ni ne moissonnent, et ils n’amassent rien dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit. »
Tante Angélique s’est mouchée puis, à regret, elle a concédé que, finalement, elle ferait le sacrifice de ses souvenirs chéris ; autant de petits deuils. Elles ont entrepris la répartition des choses et les terribles condamnations. Une foire aux enchères, à l’envers.
Pendant que les deux femmes triaient l’inventaire à l’étage et que papa épurait la cave, je me suis empressé d’emballer la collection de cristal dans du papier de soie.
Lorsque les vingt-cinq boîtes sont parties pour la Saint-Vincent-de-Paul, tante Angélique pleurait encore. Je lui ai tendu un kleenex. Je me mettais à sa place : abandonner mes jouets, même les moins précieux, même les plus banals, j’en aurais éprouvé un chagrin terrible : mon Mécano, mon G.I. Joe, mon hockey sur table, même mon vieux Mille bornes, je ne me concevais pas sans eux.
Avant de partir, j’ai fait le tour de la maison avec elle : un jardin maintenant famélique. Tante Angélique tenait mon kleenex près de son visage. En l’embrassant, je lui ai soufflé à l’oreille :
— J’ai sauvé vos spectres. Ils attendent dans la boîte marquée: papier de toilette.
Marjolaine Bouchard, autrice
Native de La Baie, Marjolaine Bouchard reçoit en 1997 le Prix de la Plume Saguenéenne pour son premier roman Entre l’arbre et le roc ; il sera suivi de cinq autres romans pour la jeunesse, dont Le Jeu de la mouche et du hasard qui remporte le prix de l’AQPF et de l’ANEL en 2008. En 2012, elle obtient le Prix jeunesse du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean pour son livre, Autant en emporte le ventre, illustré par Émilie Jean. En 2011, après la publication d’un recueil de nouvelles, s’ensuit la première d’une série de biographies romancées aux Éditeurs réunis parmi lesquelles Madame de Lorimier — Un fantôme et son ombre (2015) remporte le Prix roman 2016 du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Suivront deux sagas en trois tomes : Les portes du couvent et Les jolis deuils. Disciplinée et infatigable, elle fait paraître des romans d’époque qui décrivent brillamment la vie de certaines catégories professionnelles de femmes dans la première moitié du 20e siècle. En plus de participer à des collectifs d’écriture de textes courts et de faire des rencontres publiques et des conférences, Marjolaine Bouchard a présidé l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie de 2013 à 2019. En 2019, elle était reçue membre de l’Ordre du Bleuet et recevait le Prix distinction littéraire du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean, remis par Ici Radio-Canada. En avril 2020, elle remportait le Prix littéraire Damase-Potvin – catégorie Professionnelle pour sa nouvelle Diffraction.
Annie Perron, photographe
Photographe issue du milieu des arts, préoccupée par l’état de la planète et fascinée par la science, Annie Perron s’active à l’interface de ces mondes. Photographe-artiste, chargée de cours et doctorante à l’Université du Québec à Chicoutimi, elle explore la façon dont artistes et scientifiques peuvent cohabiter, créer et faire émerger d’autres récits pour un futur habitable.
Elle est également Designer spécialisée en recherche au Cégep de Jonquière –Écobes, LICS, Centre Terre. Double récipiendaire, distinction Or et Argent, aux Grands Prix du Design québécois 2023 (Lum Design), elle a également réalisé des mandats pour les Nations Unies.
À propos de la photo…
« Délestée de l’artifice : un corps survivant, un corps transformé. » Annie Perron
Texte de Marjolaine Bouchard – lauréate 2020 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin – mis en valeur à l’occasion de l’exposition soulignant le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin, accompagné d’une photographie illustrant le thème de la 25e édition.
Exposition présentée à la Bibliothèque de Chicoutimi du 8 au 29 octobre 2025, dans le cadre de la programmation de Zoom Photo Festival Saguenay.
Crédits
Auteur·e·s : Marie Christine Bernard, Marjolaine Bouchard, Julie Boulianne, Catherine Ferland, Marie-Andrée Gill, Carl-Keven Korb, Steve Laflamme, Guy Lalancette, Dany Leclair, Charles Sagalane; Photographes : Caroline Bergeron, Vicky Boutin, Guylain Doyle, Sophie Gagnon-Bergeron, Pierre Gill, Nathalie Lavoie, Rocket Lavoie, Jeannot Lévesque, Nicolas Lévesque, Annie Perron, Michel Tremblay; Comité organisateur du concours de nouvelles : Céline Dion, Lorraine Minier et Frédéric Gagnon; Idéation, coordination et gestion du projet : Céline Dion; Révision linguistique : Jean-Pierre Vidal; Conception graphique : Marie-Claude Asselin ; Impression des tableaux : EPS ; Intégration contenu web : NickoLabs internet & marketing ; Production : Écrivain·e·s de la Sagamie et Prix littéraire Damase-Potvin – 2025