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Les aiguilles
de Marie Christine Bernard
Photographe: Jeannot Lévesque
Ils m’ont dit reste là regarde la belle horloge quand la grande aiguille sera sur le 12 et la petite sur le quatre quelqu’un viendra te chercher reste là bouge pas surtout monte pas dans le train. Monte pas dans le train monte pas dans le train. Ils répétaient ça, ils pleuraient, ils touchaient mes joues mes cheveux ma belle robe rajustaient mon col vérifiaient les fermetures de ma valise. Perds pas l’horloge des yeux, ils m’ont dit.
Une gare ça sent fort on dirait que ça sent les animaux et la rue et la saleté et la peur tout en même temps. Ça fait du bruit aussi. Tous ces gens qui pleuraient. Je comprends pas pourquoi ils pleuraient j’aurais bien voulu faire une balade en train, j’étais jamais montée dans un train, moi. J’aurais été contente, à leur place. Même que j’en ai vu qui essayaient de s’enfuir, mais les autres avec les manteaux tout pareils les rattrapaient et les faisaient monter en criant fort, je crois qu’ils jouaient à être des chiens. Ou des loups. Des loups. J’ai jamais vu des loups en vrai mais je suis sûre que c’était pareil. À cause des dents et des yeux. Surtout les yeux.
Après, le train est parti. J’ai pas perdu l’horloge du regard. Elles bougent tout le temps, les aiguilles des horloges. Même la petite, on dirait qu’elle bouge pas, mais elle bouge. D’autres trains sont venus et sont repartis. Des trains avec des gens qui jouaient au loup et d’autres sans. Tous les trains partaient en laissant dehors des personnes qui pleuraient. Moi j’ai pas pleuré, j’ai pas voulu, on a le visage sale après, puis il fallait que je reste bien propre, comme il faut.
Quand j’ai eu faim, j’ai mangé la tartine qu’on avait mise dans ma poche, enveloppée dans un mouchoir. J’ai eu envie de faire pipi aussi. Je m’excuse. Il fallait pas que je quitte l’horloge des yeux, et j’avais peur que ça arrive si je cherchais les toilettes. C’est grand cet endroit. On peut se perdre facilement, ils me l’ont dit. Alors j’ai pas bougé. C’est pour ça. Je m’excuse.
Je m’appelle Marie… Dupont. C’est ça, Marie Dupont. C’est un beau nom, c’est doux, ça court et puis ça saute. Avant mon nom c’était Rebecca, mais c’était pas mon vrai nom. Rebecca, c’était mon nom d’avant qu’on aille vivre chez madame Colette. Pas vraiment chez elle, pas dans sa maison, mais dans le cabanon derrière. Il y avait un grand trou dans le plancher et quand il venait du monde on sautait vite dedans, zou! Après il fallait pas faire de bruit, encore moins qu’une souris, ils disaient. C’était comme un genre de jeu, mais personne ne riait. En tout cas, c’est là que j’ai appris que mon vrai nom c’était Marie Dupont comme dans Marie pleine de grâce, la mère du petit Jésus. Marie pleine de grâce, c’est une prière, vous voulez que je vous la dise? Je la sais par cœur.
Après, quand cette dame est venue pour me prendre, j’ai dit non, non, regardez la grande horloge. Je peux pas venir avec vous. Les aiguilles sont pas au bon endroit. Non, ça fait pas rien. Puis vous êtes pas habillée comme ils ont dit. Ils ont dit que la dame aurait une robe noire et un grand machin sur la tête. Pas vous. Vous, vous avez un manteau comme les gens qui jouent au loup. Même que vous leur ressemblez, aux gens qui jouent au loup. Même que vous m’attraperez pas.
J’ai couru. J’ai couru le plus fort que j’ai pu. J’aime pas jouer au loup. Ça fait peur pour de vrai. Je cours vite vous savez, pour une petite de mon âge. Je courais, je courais, et mon cœur battait comme un tambour. Mais les loups, eux, ils avaient des jambes de grandes personnes, et puis ils étaient plus nombreux. Ils m’ont attrapée, avec leurs mains, mais aussi avec leurs yeux et leurs dents et leurs grosses voix.
Ça faisait un bout que je voyais plus l’horloge quand ils m’ont emmenée. Je sais pas combien d’heures ça fait que je suis là, non plus. J’espère qu’on va revenir à temps. Il faut que je sois à ma place sur le quai quand les aiguilles seront arrivées au bon endroit, la grande sur le douze et la petite sur le quatre. J’ai promis de pas bouger, en plus. Je voudrais pas qu’on me gronde. C’est pas ma faute si c’est les loups qui ont gagné la course à la fin. Mes jambes en avaient assez de courir, je savais plus où j’étais, j’ai presque pleuré, même. Ça n’aurait rien fait que je pleure, parce que j’étais déjà sale, vu que j’étais tombée plusieurs fois dans la crasse qu’il y avait partout sur le plancher. Là, vous voyez, je suis toute crottée, et ma robe est déchirée. J’ai perdu ma valise aussi, elle est restée près du banc. Mais j’ai pas pleuré quand même.
J’ai soif. Il fait noir ici. Il fait chaud. Ça sent la bête. Il y a bien trop de monde. Pourquoi on reste debout? Ils sont tous comme ça, à l’intérieur, les trains?
Marie Christine Bernard, autrice
Originaire de la Gaspésie, Marie Christine Bernard a grandi au gré des vents et des orages fous. Grâce à son diplôme de maîtrise en littérature, elle a pu exercer le métier de professeur de lettres au Collège d’Alma tout en menant une carrière d’écrivaine. Pour les adultes, elle a publié un premier roman fort remarqué, Monsieur Julot, qui lui a valu le Prix Découverte du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean, en lice pour le Grand Prix de la relève Archambault 2007. En 2008, elle remporte le Prix Jovette-Bernier pour son roman jeunesse, Les Mésaventures de Grosspafine T.1 « La Confiture de rêves », et en 2009 le Prix roman du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean et le Prix France-Québec pour Mademoiselle Personne. En plus d’écrire des nouvelles pour différents collectifs, dont Quand Marie relevait son jupon — histoires libertines inspirées d’un autre temps (VLB 2015), elle a ensuite publié plusieurs recueils. À la retraite de l’enseignement, elle s’adonne à temps plein à l’écriture et anime, à l’occasion, des ateliers de création et des stages de perfectionnement notamment en roman au Camp littéraire Félix.
Jeannot Lévesque, photographe
Photographe de presse pendant près de cinquante ans, Jeannot Lévesque a commencé sa carrière le 30 octobre 1973, lors d’une élection provinciale où sa photo de Marc-André Bédard du Parti québécois, élu la veille dans Chicoutimi, a été publiée dans un journal. Depuis ce temps, il a promené son appareil un peu partout dans la région et dans tous les domaines. Observateur de la condition humaine, il privilégie le photoreportage et la couverture d’évènements sportifs ou culturels. Il a travaillé pour plusieurs journaux et revues, mais c’est surtout au Quotidien/Progrès-Dimanche (de 1987 à 2023) qu’il a fait carrière. Avec le photographe Michel Tremblay, il est membre cofondateur de l’Évènement Zoom sur… et de Groupe Photo Media International, le premier festival canadien dédié au photojournalisme. Son Fonds d’archives photographiques déposé à la Société historique du Saguenay comprend environ 1 500 000 photos, négatifs et fichiers numériques.
À propos de la photo…
« […] Ils m’ont dit reste là regarde la belle horloge […] »
« Tout de suite j’ai eu une idée géniale. New York, Gare Centrale. Faute de budget, j’ai pensé à un plan B, et je ne suis pas déçu. Il me fallait trouver une gare, une horloge analogique, une valise, un personnage… et du timing. » Jeannot Lévesque
Texte de Marie Christine Bernard – lauréate 2019 de la catégorie Professionnelle du Prix littéraire Damase-Potvin – mis en valeur à l’occasion de l’exposition soulignant le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin, accompagné d’une photographie illustrant le thème de la 24e édition.
Exposition présentée à la Bibliothèque de Chicoutimi du 8 au 29 octobre 2025, dans le cadre de la programmation de Zoom Photo Festival Saguenay.
Crédits
Auteur·e·s : Marie Christine Bernard, Marjolaine Bouchard, Julie Boulianne, Catherine Ferland, Marie-Andrée Gill, Carl-Keven Korb, Steve Laflamme, Guy Lalancette, Dany Leclair, Charles Sagalane; Photographes : Caroline Bergeron, Vicky Boutin, Guylain Doyle, Sophie Gagnon-Bergeron, Pierre Gill, Nathalie Lavoie, Rocket Lavoie, Jeannot Lévesque, Nicolas Lévesque, Annie Perron, Michel Tremblay; Comité organisateur du concours de nouvelles : Céline Dion, Lorraine Minier et Frédéric Gagnon; Idéation, coordination et gestion du projet : Céline Dion; Révision linguistique : Jean-Pierre Vidal; Conception graphique : Marie-Claude Asselin ; Impression des tableaux : EPS ; Intégration contenu web : NickoLabs internet & marketing ; Production : Écrivain·e·s de la Sagamie et Prix littéraire Damase-Potvin – 2025