1997 – La bauxite

2025, c’est le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin. Un concours de nouvelles qui a évolué au fil des ans et qui continue de stimuler la création des auteur·e·s de 17 à 97 ans dans trois catégories distinctes autour de trois contraintes spécifiques: respect du genre, du format (entre 750 et 1000 mots) et d’un thème annuel.
Pour l’occasion, grâce à un soutien financier de la Fondation TIMI reçu en 2024, nous publions dans cet espace numérique les nouvelles des auteur·e·s qui ont remporté le premier prix des éditions de 1994 à 2003, accompagnées chacune d’une photographie d’un artiste de la relève pour illustrer, en 2025, le thème de l’édition.
Un merci particulier à Valérie Lavoie du Cégep de Jonquière, Cindy Dumais et Bruno Marceau du Cégep de Chicoutimi, Annie Perron de l’Université du Québec à Chicoutimi ainsi qu’à Jasmine Cormier-Bezeau de La Corporation les Adolescents et la Vie de quartier de Chicoutimi (AVQC) pour leur précieuse collaboration.
Merci à nos fidèles partenaires et longue vie au Prix littéraire Damase-Potvin !
Bonne lecture!

Photographie: Pol Pulido, alors étudiant au Cégep de Chicoutimi en 2024.

1997 – (La bauxite)
La présidence d’honneur de cette 4e édition était assumée par l’écrivaine Élisabeth Vonarburg.

1er prix : Sébastien Simard

Une histoire en béton ou les pensées d’un marcheur assis

Mon attention se porte sur cette fissure dans le trottoir, balafrant toute la largeur comme un éclair de chaleur. Elle commence tout près de la pelouse du parc, zigzagant son chemin vers la rue, pourfendant le béton qui se fait vieillissant. Elle débute finement, en lézard sournois, comme une longue ligne à l’encre de Chine, puis va en s’élargissant du côté de l’asphalte, formant un entonnoir à son extrémité; l’ouverture la plus large de la fissure fait dans les dix centimètres et la profondeur atteint le niveau de l’asphalte.

En l’examinant de très près, on peut observer tous les petits détours sinueux dessinés dans le ciment, les plus minuscules détails qui prennent des formes différentes selon la force et l’angle de l’éclairage, comme un léger mouvement imprégné dans la solidité de la matière. En posant sa tête tout près, on peut imaginer qu’il s’agit d’un gigantesque canyon gris peuplé de fourmis géantes; les jours de pluie, on croirait même voir un fjord dont le Tadoussac se serait ouvert sur un sombre fleuve: la rue.

Tous les jours, quelques piétons passent sur la fissure, comme s’il était facile pour tout être humain d’enjamber un canyon en une fraction de seconde. Ces piétons ne savent rien du trottoir, ignorent la fissure, ce petit bout de chaos; ils ne s’arrêtent pas pour la contempler ni pour la voir de plus près.

On a probablement coulé ce trottoir pendant les années 50 ou 60, à en juger par son état quelque peu désagrégé par endroits. En le remontant, on pourrait sûrement y retrouver quelques empreintes laissées par des amoureux insouciants (laissez-les donc, il y aura une fissure en eux aussi, entre eux), ou par un jeune plaisantin à l’âme de revendicateur, petit barbouilleur sympathique (laissez-le faire, lui aussi, un jour il sera trop vieux pour faire ce genre de choses).

Quelque part sur cette bande de béton longeant la rue telle la Grande Muraille de Chine, on promène un chien, on traîne des pieds, on flâne, on jette sa cigarette, on jette sa gomme à mâcher (qui ira rejoindre les tonnes d’autres gommes bien aplaties sur le sol), on chantonne les mains dans les poches, on regarde le décor ou on regarde sa montre parce qu’on est pressé, on s’assoit sur le bord parce qu’on n’a rien d’autre à faire, on ramasse les petites ordures, les bouteilles vides, un peu de monnaie, une roche quelconque qu’on balance dans la rue, on voit passer les voitures et on se demande pourquoi on est à pied, on boite, on trébuche (la fissure nous joue un tour), puis on laisse le trottoir et on s’assoit sur un banc de parc pour sentir aller le monde, lentement, tranquillement, à toute vitesse.

Et qu’y a-t-il à voir, à apprendre de ce bout de trottoir?

Circulez…
          Probablement rien.
                   …il n’y a rien…
                             Ou pas grand-chose.
                                         …à voir.

Qu’a-t-il de plus que n’importe quel autre trottoir? La fissure? C’est vrai, il n’en existe pas deux pareilles, elles sont des empreintes digitales cimentées. Alors qu’a-t-il de si spécial, ce trottoir? Peut-être moins d’histoire. Peut-être moins qu’un trottoir du Vieux-Québec, qui a porté les pas d’ancêtres lointains de la Nouvelle-France; peut-être moins qu’un trottoir de Montréal, nommé Catherine, sainte par-dessus le marché, aux histoires d’un soir, histoires sans retour, histoires à dormir debout; peut-être moins qu’un trottoir de Paris, victime des soulagements de la race canine; peut-être moins qu’un trottoir d’Hollywood, rempli d’étoiles filantes ou fuyantes, inoubliables ou oubliées, conquis par une armée de touristes en cavale, armés d’appareils photo; peut-être moins qu’un trottoir de Pékin, ou d’une dalle de la place Tian’anmen, où le militantisme est tombé comme une mouche, un jour de juin, victime des chiens de la répression; peut-être moins qu’un trottoir de Sarajevo, piétiné par la fuite effrénée, aux taches de sang séché couleur bauxite, aux flaques de larmes fuyant comme l’eau d’une rivière vers un fleuve illusoire qu’elles ne trouveront jamais, petites rivières d’eau salée; peut-être moins… peut-être moins…

Peut-être.

Moi, je suis assis tout près de ce trottoir, sur un banc de parc, et je pense à l’Histoire, à toutes ces histoires qu’on ne retrouve pas dans les manuels d’écolier, toutes ces histoires écrites dans ce trottoir, coulées dans du béton qui s’effrite, et qui ne seront pas imprimées sur papier, qui resteront à jamais inconnues du piéton insouciant qui marche d’un pas indifférent, mais décidé vers sa destinée, ignorant tout de tous ces autres piétons l’ayant piétiné, ignorant leur histoire, leur vie, leur mort. Laissez-les faire. Laissez-les faire.

 

Historique
Créé en 1994, le Prix littéraire Damase-Potvin, alors exclusivement baieriverain, est associé au Café jeunesse de La Baie jusqu’à sa fermeture. En 1997, sous l’impulsion de l’auteur André Girard et de madame Carolle Lapointe, le concours de nouvelles s’ouvre aux auteur·e·s de toute la région et, en 2003, la catégorie Jeunesse vient s’ajouter à la catégorie Adulte. La catégorie Professionnelle est mise en place en 2005 avec la collaboration du Conseil des arts de Saguenay et du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. En 2017, l’Association Écrivain·e·s de la Sagamie en assure la coordination et, depuis 2022, la gestion complète.