1996 – Le train

2025, c’est le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin. Un concours de nouvelles qui a évolué au fil des ans et qui continue de stimuler la création des auteur·e·s de 17 à 97 ans dans trois catégories distinctes autour de trois contraintes spécifiques: respect du genre, du format (entre 750 et 1000 mots) et d’un thème annuel.
Pour l’occasion, grâce à un soutien financier de la Fondation TIMI reçu en 2024, nous publions dans cet espace numérique les nouvelles des auteur·e·s qui ont remporté le premier prix des éditions de 1994 à 2003, accompagnées chacune d’une photographie d’un artiste de la relève pour illustrer, en 2025, le thème de l’édition.
Un merci particulier à Valérie Lavoie du Cégep de Jonquière, Cindy Dumais et Bruno Marceau du Cégep de Chicoutimi, Annie Perron de l’Université du Québec à Chicoutimi ainsi qu’à Jasmine Cormier-Bezeau de La Corporation les Adolescents et la Vie de quartier de Chicoutimi (AVQC) pour leur précieuse collaboration.
Merci à nos fidèles partenaires et longue vie au Prix littéraire Damase-Potvin !
Bonne lecture!

Photographie: Hugo Leroy, alors étudiant à l’Université du Québec à Chicoutimi en 2024.

1996 – (Le train)
La présidence d’honneur de cette 3e édition était assumée par Marc St-Pierre, conseiller à La Baie.

1er prix : Jessica Tremblay

Au train où va la vie

Si le Vieillard avait pu entendre le sifflement aigu du train, il aurait sans doute fait comme ce petit garçon, là-bas, et mis ses mains à plat contre ses oreilles. Mais le Vieux était sourd, et il y avait déjà bien longtemps qu’un bruit ne l’avait importuné. C’est d’ailleurs pour cette raison qu‘il se plaisait tant à observer les effets chez les autres, particulièrement à la gare de Montmartre – toujours très animée, donc supposément très bruyante – où il se rendait chaque matin.

Le train de marchandise dont le cri avait indisposé le jeune garçon passa à vive allure et le quai de la gare se mit à trembler sous les pieds du Vieux. Lorsque les vibrations eurent atteint un seuil acceptable, pressentant que le bruit était à son maximum, le Vieux émit quelques vocalises afin de réveiller sa voix endormie. Il cessa ses exercices lorsque les vibrations se firent moins intenses et entra dans la gare, taciturne.

Dans la gare, il croisa le Contrôleur qui, en l’apercevant, sourit et frappa rapidement le verre de sa montre, du bout de l’index, comme pour faire signe au Vieux de se dépêcher sous peine de manquer son train. C’était une vieille blague entre eux : le Vieux n’allait jamais nulle part…

Le Vieux alla s’asseoir à sa place habituelle, au café des voyageurs, qui offrait une vue générale de l’intérieur de la gare. Les gens qui passaient ne cessaient de bouger leurs lèvres sans que le vieux ne puisse entendre ou deviner quoi que ce soit de leurs paroles. Même les solitaires avaient ce mouvement continuel des lèvres – lèvres que l’on pince ou que l’on mordille – qui trahissait une envie de parler, d’être écouté, entendu.

Alors que le Vieux regardait avec intérêt la préposée porter le micro devant sa bouche pour annoncer un prochain départ, un jeune homme s’approcha de lui, marmonna quelque chose et attendit. Le Vieux leva un sourcil. Le jeune homme répéta sa question avec une moue d’impatience. Puis, voyant que le Vieux ne comprenait toujours pas, le jeune homme articula bêtement, sans doute un peu fort, car quelques têtes se tournèrent vers eux : « Êtes…vous…sourd?! » En guise de réponse, le Vieil homme sourit doucement. Exaspéré, le jeune homme se saisit du journal qu’il convoitait, sur une table voisine, et lui tourna le dos.

Mélancolique, le Vieux se leva et sortit sur le quai. C’est là qu’il put observer, une fois de plus, la comédie qui se jouait à chaque départ. Tout autour de lui, les gens mimaient leur tristesse en faisant des grimaces. Les épaules tressautaient. Des mouchoirs s‘agitaient dans chaque main, sous chaque œil, dans chaque narine. Le Vieux ne leur prêtait guère attention. Cependant, il aimait bien se tenir le plus près possible de la voie ferrée, lors du passage d’un train, pour se sentir secouer par l’appel d’air créé par ce dernier. Après quoi, le Vieux retournait à de profondes méditations.

* * *

Perdu dans ses pensées depuis de longues minutes, le Vieux eut soudainement un sourire resplendissant. Il cligna des yeux et, d’un bond, s’engagea sur la voie ferrée d’un pas léger.

Seul sur le quai, un petit garçon, assis sur une valise, l’air maussade, regarda le Vieil homme s’éloigner lentement, comme en promenade. Curieusement, plus la silhouette s’éloignait, plus un bruit se rapprochait, augmentant d’intensité de seconde en seconde.

Alors que le quai se mettait à trembler sous ses pieds, le jeune garçon vit avec stupeur le Vieil homme s’agenouiller sur la voie ferrée et poser son oreille contre le rail. Soudain, l’appel d’air créé par la course folle d’un train de marchandises fit s’envoler le bonnet du garçon. Le train essaya désespérément de freiner, avec d’affreux cris d’agonie.

Le jeune garçon, trop abasourdi, ne fit aucun effort pour couvrir ses oreilles malgré les crissements inhumains qui lui vrillaient les tympans. Il resta simplement bouche bée jusqu’à ce qu’un silence inquiétant s’installe autour de lui. C’est alors que les voyageurs affluèrent sur le quai pour contempler l’ampleur de la catastrophe. La mère du jeune garçon accourut vers lui et le serra dans ses bras. « Tu vas bien mon chéri ? Tu n’es pas blessé? ». Le jeune garçon la regarda avec de grands yeux. Il avait vu ses lèvres bouger, mais n’avait entendu aucune de ses paroles. Soudainement terrifié par le silence anormal qui régnait tout autour de lui malgré l’agitation manifeste des lieux, le jeune garçon en larmes, mit ses mains à plat contre ses oreilles et se mit à hurler jusqu’à évanouissement. Des filets de sang coulaient entre ses doigts. Il n’avait pas même entendu son propre cri…

 

Historique
Créé en 1994, le Prix littéraire Damase-Potvin, alors exclusivement baieriverain, est associé au Café jeunesse de La Baie jusqu’à sa fermeture. En 1997, sous l’impulsion de l’auteur André Girard et de madame Carolle Lapointe, le concours de nouvelles s’ouvre aux auteur·e·s de toute la région et, en 2003, la catégorie Jeunesse vient s’ajouter à la catégorie Adulte. La catégorie Professionnelle est mise en place en 2005 avec la collaboration du Conseil des arts de Saguenay et du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. En 2017, l’Association Écrivain·e·s de la Sagamie en assure la coordination et, depuis 2022, la gestion complète.