2000 – Métier journaliste

 

2025, c’est le 30e anniversaire du Prix littéraire Damase-Potvin. Un concours de nouvelles qui a évolué au fil des ans et qui continue de stimuler la création des auteur·e·s de 17 à 97 ans dans trois catégories distinctes autour de trois contraintes spécifiques: respect du genre, du format (entre 750 et 1000 mots) et d’un thème annuel.
Pour l’occasion, grâce à un soutien financier de la Fondation TIMI reçu en 2024, nous publions dans cet espace numérique les nouvelles des auteur·e·s qui ont remporté le premier prix des éditions de 1994 à 2003, accompagnées chacune d’une photographie d’un artiste de la relève pour illustrer, en 2025, le thème de l’édition.
Un merci particulier à Valérie Lavoie du Cégep de Jonquière, Cindy Dumais et Bruno Marceau du Cégep de Chicoutimi, Annie Perron de l’Université du Québec à Chicoutimi ainsi qu’à Jasmine Cormier-Bezeau de La Corporation les Adolescents et la Vie de quartier de Chicoutimi (AVQC) pour leur précieuse collaboration.
Merci à nos fidèles partenaires et longue vie au Prix littéraire Damase-Potvin !
Bonne lecture!

Photographie: Maxence Marineau, alors étudiant au secondaire, en 2024, qui fréquente la Corporation les Adolescents et la vie de quartier de Chicoutimi (AVQC).

2000 – (Métier journaliste)
La présidence d’honneur de cette 7e édition était assumée par le journaliste et chef de pupitre au Quotidien Gilles Lalancette.

1er prix : Jean-Philippe Wauthier

Le long trajet d’un homme et son métier

Le soleil s’est levé doucement sur la Caspienne, comme un tigre affamé, en retard sur la saison, chasse sa proie. En moins de dix minutes, il trônera au-dessus de Grozny; un roi qui n’aura jamais d’égal aujourd’hui. Du haut de son siège, il se jettera dans la mer qui le repoussera un peu partout autour pour aveugler loups et corneilles. Et d’ici, on ne verra plus rien au-delà de la mer. De loin, les bombardiers ne pourront pas se centrer sur leurs cibles. Les obus, mal dirigés, rateront leurs objectifs… la plupart du temps. Ça nous fera moins de bombes, et peu de bombes ici veut dire peu de morts, et peu de morts ici veut dire une bonne journée qui s’annonce. Ce sera une bonne journée d’écriture. Enfin…

La vie est assez restreinte ici…

Vous savez, quand on est au milieu d’une guerre comme celle-ci, on a la vie petite. Faut pas bouger trop, faut pas parler trop. Faut pas trop manger et surtout pas trop boire. Alors ici, on ne fait qu’écrire. Et encore. Ce que l’on écrit, c’est ce que l’on voit; impossible de faire autre chose. Les présentations sont rarement faites dans la noblesse de l’art, vous l’avez remarqué.

À mon arrivée, il y a de ça quelques semaines, on m’a placé dans une tente secondaire, près d’un soldat russe. Il a perdu une jambe dans l’explosion d’une mine. Ça lui a déchiqueté le membre, en plus de lui laisser plusieurs coupures partout sur le corps. Je suis arrivé ici la journée même de sa blessure. Les premières nuits furent pour moi une toute nouvelle rencontre avec la réalité humaine. De la tombée du jour jusqu’à l’aube, ses cris de douleurs et ses délires me transperçaient les tympans. Il se tordait toute la nuit, crachant des substances que je ne soupçonnais même pas. En plus, il y avait le sang qui giclait de partout. Le pauvre, il a bien dû en perdre la moitié. Et ces hommes qui continuent la bataille.

Mais bon…

Qu’est-ce que vous voulez, on s’y habitue.

À l’extérieur de notre tente, tout à côté de la sortie, la pluie s’est bâtie une sorte de bassin qui, selon les dires du Service de sécurité biologique de l’armée russe, peut faire vivre plus de trois cents espèces de bactéries mortelles. L’infirmier principal en est mort la semaine dernière. Une bactérie de type A (je n’y connais rien) l’a atterré. Comme un bulldozer. En moins de vingt-quatre heures, des plaies purulentes ouvertes à en voir les os se sont fait voir.

Du côté ouest s’élève le Caucase. Majestueuse chaîne de montagnes, elle orne un tableau magnifique de verdure, s’accordant parfaitement vers l’est à la mer Caspienne. C’est comme une toile de fond parfaite, ça donne la nette impression que nous ne faisons pas partie de la peinture.

En baissant les yeux, on aperçoit une timide forêt, bien que très dense franchement trop verte. Il en émane une odeur, mon Dieu! tellement forte qu’au début, je pensais qu’on nous forçait à respirer des aiguilles. Avec une certaine poésie militaire, le Capitaine nous répète que c’est l’odeur des corps putréfiés. Cette odeur, je m’y suis accoutumé; au prix de ne plus être capable de distinguer le café du mazout.

L’habitude peut-être…

Si l’on s’attarde à ce qui se trame au-dessus de nos têtes, on y aperçoit un ciel de bataille. Un gris tirant sur le bleu enveloppe le soleil en se refermant sur lui tellement fort qu’on dirait qu’il va nous vomir dessus. C’est si lourd sur nos épaules. On a l’impression que nos rotules vont glisser de leur orbite. À ça aussi, je me suis habitué. De toute façon, après trois jours, on a la peau littéralement brûlée de chaleur et de déshydratation. On ne sent plus rien.

Tout ça, eh bien c’est le décor qui enrobe mes jours, qui tapisse ma vie. Une vie de moins en moins quotidienne, de plus en plus passagère. Voilà le terrain sur lequel je joue, sur lequel j’écris. Un désespoir flagrant, au-dessus d’un subtil espoir d’une guerre finissante.

Eh bien aujourd’hui, moi, je vous dis ceci: il est vrai que je me suis habitué aux gémissements d’un homme à la limite de l’évanouissement, chaque jour; que je me suis fait à l’idée que c’était normal, ici, qu’un infirmier doive mourir en se soignant lui-même parce qu’on manque de personnel médical; que j’ai accepté l’idée de perdre le tiers de mes sens seulement pour écrire des textes qui ressemblent maintenant à mon journal intime plus qu’à autre chose. C’est vrai, vous le savez maintenant parce que je vous l’ai dit. Vous avez même probablement compris que ça arrive un peu partout sur la terre. Vous les avez lues et comprises parce que nous sommes là.

Mais, en lisant vos pages d’informations quotidiennes, il est une chose que vous n’aurez pas comprise et lue. Il y a une chose que vous n’aurez pas vue sur ce papier d’imprimerie. C’est la sueur qui me coule sur les mains tachées de sang, le sang qui me salit la vie et tache mes pensées. Cette sueur qui provient de ce merdier que vous avez créé de toutes pièces par vos gestes et vos actes me pue au nez depuis maintenant trop longtemps. Votre perversion vous pousse à m’envoyer ici; je vous renvoie cette boue que vos pères et le mien ont fabriquée et dans laquelle vous persistez à jouer.

Demain je m’en retourne chez moi. Je profite de cette chance que les soldats n’ont pas; je vais me coucher. Vous vous trouverez d’autres fous pour faire ce métier.

Qu’est-ce que vous voulez, je ne m’y suis jamais vraiment habitué.

* * *

Historique
Créé en 1994, le Prix littéraire Damase-Potvin, alors exclusivement baieriverain, est associé au Café jeunesse de La Baie jusqu’à sa fermeture. En 1997, sous l’impulsion de l’auteur André Girard et de madame Carolle Lapointe, le concours de nouvelles s’ouvre aux auteur·e·s de toute la région et, en 2003, la catégorie Jeunesse vient s’ajouter à la catégorie Adulte. La catégorie Professionnelle est mise en place en 2005 avec la collaboration du Conseil des arts de Saguenay et du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. En 2017, l’Association Écrivain·e·s de la Sagamie en assure la coordination et, depuis 2022, la gestion complète.