Et si on avait la vie devant soi, d’après le roman d’Émile Ajar, est la toute dernière production du Théâtre CRI présentée à la salle polyvalente de la Bibliothèque de Jonquière jusqu’au 6 décembre 2015 avec Guylaine Rivard, Patrick Simard et Éric Chalifour. Il ne reste que 6 représentations… courez, courez, ne ratez pas cela… « Un grand moment de théâtre!», dit Jean-Pierre Vidal. Voici son texte.
La valse des clichés : Et si on avait la vie devant soi du Théâtre CRI
On pourrait dire du théâtre ce qu’Aristote disait du mythe : « un mensonge qui dit la vérité ». Autant en effet le mythe, à travers des extravagances de surface mais savamment ordonnées énonce des vérités si profondes qu’elles traversent les âges, autant le théâtre, dans son éphémère cérémonie, suscite, par le libre jeu des apparences surexposées qui le caractérisent, un questionnement qui vaut plus que toutes les réponses.
La petite troupe du Théâtre CRI donne ces jours-ci une illustration fort éloquente de ce qu’est, fondamentalement, la théâtralité : une danse de masques dans un espace balisé. Ici, en effet, les trois excellents acteurs que sont Guylaine Rivard, Éric Chalifour et Patrick Simard déploient toutes les ressources de leurs talents respectifs pour rendre visible la multiplicité, représentée comme une série de facettes, d’images ou, mieux encore, de lamelles qu’on ferait glisser les unes sur les autres. Multiplicité des ethnies et des âges, des religions et des tempéraments. Mais aussi multiplicité des étreintes, fussent-elles tarifées, dans lesquelles se conjugue l’humanité.
La prostitution est en effet l’un des thèmes majeurs du roman d’Émile Ajar, dont la pièce offre une lecture particulièrement pénétrante et pleine d’inventions : pratiquement tous les personnages du roman sont soit des prostitués des deux sexes, soit des souteneurs, ce qui permet au petit Momo, le narrateur, de prendre au pied de la lettre l’injure tout en jouant, par ailleurs, au contraire l’euphémisme. Ainsi les enfants que garde Madame Rosa, l’énorme vieille juive qui occupe, c’est le cas de le dire, le centre du récit sont-ils tous des « fils de putes », parce que leurs mères se sont, comme dit Momo, « défendues » contre les difficultés de la vie, « avec leur cul », comme il dit encore.
Le cul et la merde sont d’ailleurs omniprésents dans ce texte, mais avec une verve et, malgré les apparences, une absence de vulgarité (la seule qui compte, celle de l’esprit) dont seul, sans doute, Rabelais fut capable avant Gary-Ajar. L’un des sens à donner à ces matières et au corps qui les produit est mis en évidence par les occupations d’autres comparses hauts en couleur que la pièce permet seulement d’évoquer : Monsieur Waloumba, une sorte de griot entouré d’une véritable tribu qu’il mobilise à bon escient, travaille « dans les ordures » et les frères Zaoum, venus à plusieurs reprises si élégamment hisser la vieille dans son sixième étage sans ascenseur et la faire sauter pour lui donner de l’exercice sont des déménageurs. On évacue, on fait circuler, on transforme, on réunit : telle est l’histoire de cette fable qui est aussi un véritable hymne à la vie et à l’amour. Curieusement, la prostitution est ici non pas le contraire, mais, paradoxalement la pudeur dans laquelle se drape l’amour, comme Madame Rosa cache son amour pour les enfants qu’elle garde derrière l’argent que, pour ce faire, lui verse l’assistance publique.
La prostituée au grand cœur est un cliché éprouvé, tout comme la vieille Juive ultra maternelle, tout comme le noir sympathique branché sur les esprits, danseur et musicien, tout comme le vieux sage arabe et même le travesti à la féminité généreuse (on n’a qu’à penser, par exemple, au Monde selon Garp). Le texte d’Ajar joue superbement de tous ces lieux communs, en les faisant craquer sous toutes leurs coutures avec un humour tonique qui fait voler en éclats tous les préjugés dont nos vies sont hantées. S’impose dès lors l’image de la tribu, comme chez Irving, comme chez Pennac, la tribu comme remède à toutes les exclusions, humanisation heureuse de la multiplicité menaçante, intégration dans la diversité enfin accordée. Dans le Belleville d’Ajar où cohabitent, comme ce fut longtemps le cas dans la réalité parisienne, Noirs, Arabes, Juifs, travestis et prostituées, chacun est bien plus que la somme de ses masques et de ses fonctions : c’est le grand capharnaüm, chaleureux et profondément humain, grâce auquel chacun peut « se défendre », même si seuls quelques-uns doivent pour ça vendre leur cul au sens propre, la vaste majorité — vous, moi, nous — le faisant sans scandale au sens figuré.
Tout cela qui est dans le livre se retrouve sur la scène grâce au Théâtre CRI, dont c’est sans conteste, une des meilleurs productions, pleine d’invention, comme seul un théâtre « pauvre », réduit à des gestes, des voix, des visages, des attitudes et des mouvements, peut en produire, dans un décor qui s’avoue leurre et en joue élégamment. Le théâtre à l’état pur, quand il joue le risque, le déséquilibre, la désorientation et qu’il avoue tout cela au grand jour de la scène.
Il faut voir la menue Guylaine Rivard, toute de sobriété, évoquer puissamment de la voix et simplement de l’expression du visage l’énorme Juive, au point qu’on croit entendre le proverbial « oy vey » (« Ô malheur! » en yiddish) auquel tant de films nous ont habitués; Patrick Simard, Momo rebondissant sans cesse d’une situation à l’autre, visage éclatant de jeunesse rieuse, promenant sa fausse naïveté dans toutes les circonstances de sa vie empressée. Quant à Éric Chalifour, dont on connaît depuis longtemps la voix et les effets qu’il sait en tirer, l’extraordinaire maîtrise qu’il déploie ici des expressions de son visage et de son regard lui permet d’incarner avec une éloquence rare tantôt le vieux docteur Katz, Juif présenté comme un croisement entre Freud et Marx, tempéré d’un peu de Victor Hugo, tantôt Monsieur Hamil, le vieux sage arabe (évidemment, cliché oblige, ancien marchand de tapis dans les rues de Paris) qui trône au café, tantôt encore Monsieur N’Da Amédée, le souteneur chic dans toute sa gloire kitsch, tantôt enfin Madame Lola, l’invraisemblable travesti noir dont il joue les effets de séduction et la mine aguicheuse avec une élégance qu’on imagine parfaitement être celle du « vrai » personnage. Toujours imperturbablement barbu, c’est justement quand il incarne le travesti que le merveilleux mensonge du théâtre nous crie le plus crûment sa vérité magique. Baudrillard ne disait-il pas que la quintessence du travesti était représentée le plus justement par ceux de Barcelone qui ne s’épilent ni ne se rasent pour jouer la féminité?
Comment, dès lors, ne pas évoquer l’extrême intelligence du procédé scénique qui consiste à évoquer personnages et décors au moyen de cartons de dimensions variables où sont collées des photos, dont certaines fort connues (Victor Hugo, Chaplin dans The Kid, etc.) sont, plus encore que des clichés, de véritables icônes : les acteurs les manipulent avec, là encore, une inventivité exemplaire. La palme, à cet égard, revient à la scène où Chalifour en Monsieur N’Da Amédée change de visage au gré de clichés suspendus comme du linge sur une corde.
Un grand moment de théâtre !
Jean-Pierre Vidal
Quand: Jusqu’au 6 décembre 2015 — Jeudi et vendredi : 18 h 30, samedi et dimanche : 14 h
Où: Salle polyvalente de la Bibliothèque de Jonquière
Admission générale : 25$ — Étudiants et travailleurs culturels : 22$.
Informations : 418 542-1129
Équipe de production du Théâtre CRI
Adaptation : Guylaine Rivard
Comédiens : Éric Chalifour, Patrick Simard, Guylaine Rivard
Mise en scène : Guylaine Rivard
Assistance à la mise en scène : Andrée-Anne Giguère
Concepteurs : Andrée-Anne Giguère, Serge Potvin, Guylaine Rivard, Patrice Leblanc
Pour en savoir plus, entendre les voix et voir quelques images, voir ci-après la capsule de La Fabrique culturelle produite par Télé-Québec Saguenay–Lac-Saint-Jean :
http://www.lafabriqueculturelle.tv/capsules/6185/theatre-cri-et-si-on-avait-la-vie-devant-soi?utm_source=facebook&utm_medium=socialShare&utm_content=web&utm_campaign=ShareButtons
Ce que Daniel Côté du Quotidien en a dit: http://www.lapresse.ca/le-quotidien/arts-spectacles/201511/20/01-4923293-une-piece-qui-redonne-foi-en-lhumanite.php