Troisième texte. Dans le cadre d’un projet de création littéraire Eaux(-)fortes, mené en 2018 et soutenu par le Conseil des arts de Saguenay, l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie a invité 12 auteurs membres à écrire une nouvelle inspirée du thème – volontairement ambigu – en l’interprétant comme ils l’entendaient. Ces nouvelles ont paru dans le numéro 136 (novembre 2018) de XYZ La revue de la nouvelle, sous la direction de Marjolaine Bouchard et Jean-Pierre Vidal.
Afin de les donner à lire à un plus large public, chaque nouvelle sera publiée sur cette plateforme numérique à raison d’une par mois.
Pour l’occasion, le photographe et réalisateur saguenéen Alain Corneau s’est plongé dans sa banque de photographies pour faire émerger, à sa façon, des eaux fortes singulières qui font écho à chacun des textes.
Voici le troisième texte: Poire, vipère et génépi de Mylène Bouchard.
Bonne lecture !
Il n’y a plus de merlot. Je te sers de la poire ? La soirée est jeune et il n’existe absolument aucune raison de ne pas se servir à boire toute la nuit. On va y aller doucement, moduler frontalement, laisser couler, sentir le feu qui descend dans notre œsophage. Voilà. Une larme de poire. Santé ! Ah, c’est chaud. J’aime tellement cette sensation. Elle va me manquer terriblement. As-tu tout ce que tu veux ? Te sens-tu bien, es-tu heureuse ? On ne recule pas. Il n’existe absolument aucune raison de souffrir en ce moment. Aucune logique raison d’avoir peur et d’analyser trop rapidement et avec trop de certitude ce qui arrivera cette nuit. De lire tout avec les mêmes sempiternels réflexes. Crois-tu qu’on agit obstinément selon nos automatismes ? On est les grands maîtres de notre propre asservissement et l’alcool va nous permettre d’oublier ça immédiatement, de ne pas approfondir cette idée et de rester très légères. Pour une dernière fois, l’alcool va nous déraidir, nous vaporiser, nous allonger, nous donner du leste dans le corps. Je veux qu’on dure tard, qu’on découche, qu’on n’en avertisse personne, qu’on voie la première lueur de l’aube magnifique sur le fleuve. Vois l’eau-de-vie d’un bon œil. Ce n’est pas du petit breuvage. C’est ma faiblesse. Je réchauffe mes peines avec ça. On réchauffe tout avec ça, on met le feu, on incendie ce qui a besoin de l’être. De l’eau de flammes. De l’eau qui brûle. C’est tout. Qu’aimerais-tu incinérer pour toujours ? Tes vieux cahiers, tes lettres de rupture, les amours précipitées, tout ce qui est encombrant, quelques coups sous la ceinture, certains idiots, les accumulations, les éparpillements, les fanfaronnades, les idées noires, la furie, la violence, les fins sérieuses ? Contemple la soirée, regarde la poire. Fascinante à observer, cette poire prisonnière. Nos yeux voient le ventre rond du fruit et notre cerveau refuse la situation, il imagine la poire se rentrer la panse vers l’intérieur pour s’infiltrer par le goulot. Mais en fait, elle a grandi là, à même la bouteille qu’on a placée sur la branche du poirier en fleurs. Ce fruit imbibé d’alcool peut tuer. Il est tombé dedans à sa naissance. C’est ça, croquer dans la poire peut tuer. Ou dans la prune, ou dans la pomme. C’est un plaisir de partager avec toi ma collection de flacons digestifs. Est-ce qu’on va fumer ? Pourquoi faudrait-il arrêter tout ça, boire, fumer, faire bonne chère, dormir l’après-midi, ne rien faire ? Tout le monde guette tout. Personne ne fait rien, ou plutôt tout le monde fait autre chose que rien. Tout le monde épie tout le monde. Personne ne se repose. Tout le monde surveille ce qui entre, ce qui sort. Contrôle du sucre, du beurre, de la pression et de la fièvre, des bulles qui montent à la tête et dont on abuse, du vin, surtout du vin. C’est le plaisir qui est puni, c’est ça, le plaisir est placé dans le coin, à genoux, en punition comme un gamin. Il faut faire la révolution. Je te ressers ? Une goutte. On te regarde de loin, tout le monde te regarde avec son mot à dire. Que tu grossisses ou mincisses, on en parlera. Que tu sois soûle ou sobre, on t’écorchera. Tout le monde, c’est faux, certain que j’exagère. Tout le monde, personne, tout le monde. Je généralise parce que c’est un beau raccourci. Il ne faut pas dire toujours, mais souvent. Il ne faut jamais dire jamais, mais parfois. Ce soir c’est tout le monde, personne, toujours, jamais. On est entre amies et on se régale. On est les plus fortes. On n’a peur de rien. Il n’existe absolument aucune raison de jouer les froussardes. On participe à une dégustation d’eaux-de-vie dans ma cuisine, devant le fleuve, et c’est tout. On picole sans nos maris. Une fantaisie de millilitres comme ça, de verres qui se liquéfient, de lampées pour un lingot. T’es en or, toi ! Je t’aime, mon amie. Tu veux deux doigts ? Tiens-tu le rythme ? Tiens, on va changer de bouteille. Ton verre est vide et j’ai quelqu’un à te présenter, quelqu’un qui te ressemble. Regarde-la donc. Rencontre la vipère. Elle va te donner des effets. Tu vas la boire, hypnotisée, tu vas danser. Prends-tu les émotions ? Les sentiments se réveillent, dégèlent dans l’ardeur du serpent. C’est vaste, la nuit, la nuit vulnérable. Le jour, c’est l’angoisse, alors on choisit de toujours tout taire, à travers les mécanismes lubrifiés, dans le bruit et l’interférence du centre. C’est l’angoisse, le truc auquel on devra faire face. Le truc, c’est le trac de vivre. Qu’est-ce que tu veux ? Qu’est-ce que tu aimes ? Cette image de la femme forte, ce n’est pas toi. Passe aux choses vraies. Expose ta faiblesse. Bois à découvert. Ne te cache pas dans tes fuites. Il n’existe absolument aucune raison de ne pas se défouler. Faisons la fête. Fixe les yeux de la vipère. Parle-lui. Fais sa connaissance, demande-lui comment elle s’est retrouvée au fond de cette bouteille. Elle s’est noyée en libérant son venin. Toi aussi, noie ton chagrin. Reprends de la vipère sans modération. Ce n’est pas durant le festin qu’il faut enfoncer les freins. La vipère a des cornes, elle nous encercle, nous tord les boyaux. Je vois la danse, j’entends le chant du reptile. J’ai les mâchoires engourdies, je ne sais plus quoi te dire. Il n’existe absolument aucune imbuvable raison d’être insécure, d’imaginer le pire. As-tu du feu ? Je ne trouve plus le mien. La vipère crache des braises rougeoyantes. J’allume ma cigarette sur le volcan. J’ai chaud, mon visage brûle d’être trop près d’exploser. As-tu soif encore ? Pourras-tu arrêter après la nuit des eaux fortes et revenir à la vie normale, réglée, prévisible ? Non, ne ferme pas les yeux. Je te surveille. Je veux qu’on boive à l’eau de la vie. L’eau, c’est la vie. Santé ! Buvons aussi au génépi qui a donné cette liqueur suprême. C’est tellement frais, une huile essentielle des neiges. Ça va nous calmer, maintenant. C’est notre tisane du matin. Le jour monte. Il n’y a rien de comparable à la lumière qui naît sur le fleuve. Boire, c’est beau s’il y a la nuit puis le jour, le plaisir puis l’angoisse. Il n’existe absolument aucune raison de ne pas aller se coucher, aucune cohérente raison de ne pas dormir une partie de la journée, absolument aucune raison de ne pas mourir. Quand les bouteilles seront sèches et que notre esprit nébuleux s’apaisera, il restera la force et la faiblesse, il restera le volcan et le feu, il restera tout le monde et personne, il restera l’eau et la vie, il restera au fond la poire, la vipère et le génépi.
Mylène Bouchard
Mylène Bouchard est écrivaine et éditrice aux Éditions La Peuplade. Depuis 2006, elle a publié cinq livres (Ma guerre sera avec toi, La garçonnière, Ciel mon mari, Faire l’amour et L’imparfaite amitié, ainsi qu’une nouvelle édition de La garçonnière), et elle a collaboré à plusieurs revues (Zinc, XYZ, Moebius, Relations, Zone occupée) et à quelques collectifs.
Alain Corneau, photographe
Après une fructueuse carrière à l’Office National du Film où il participe à plus de 80 longs et courts métrages (entre autres O.K. Laliberté, J.A. Martin photographe, Au clair de la lune, Cordélia, L’affaire Coffin), à titre de preneur de son, scénariste, réalisateur et photographe, Alain Corneau est revenu en région pour y fonder, en 1980, avec trois autres réalisateurs, la maison de production de La Chasse-Galerie qu’il a littéralement tenue à bout de bras pendant 27 ans.
Alain Corneau se concentre présentement à la photographie et à la vidéo expérimentale.