Neuvième texte. Dans le cadre d’un projet de création littéraire Eaux(-)fortes, mené en 2018 et soutenu par le Conseil des arts de Saguenay, l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie a invité 12 auteurs membres à écrire une nouvelle inspirée du thème – volontairement ambigu – en l’interprétant comme ils l’entendaient. Ces nouvelles ont paru dans le numéro 136 (novembre 2018) de XYZ La revue de la nouvelle, sous la direction de Marjolaine Bouchard et Jean-Pierre Vidal.
Afin de les donner à lire à un plus large public, chaque nouvelle est publiée sur cette plateforme numérique à raison d’une par mois.
Pour l’occasion, le photographe et réalisateur saguenéen Alain Corneau s’est plongé dans sa banque de photographies pour faire émerger, à sa façon, des eaux fortes singulières qui font écho à chacun des textes.
Voici le neuvième texte: Le portrait du bagnard de Nicolas Tremblay.
Bonne lecture !
Mon premier contact avec Dostoïevski remonte au temps de mes études. Au cégep de Jonquière, il y avait un drôle de professeur, plutôt excentrique, que tout le monde tutoyait. Il portait de grosses lunettes qui corrigeaient une forte myopie. Les verres épais, des « fonds de bouteille », lui faisaient des yeux de batracien. Il marchait avec le dos voûté, mais d’un pas rapide, indifférent à la masse des étudiants et au brouhaha des corridors envahis par la fumée des cigarettes. On disait de lui — à cause de sa longue chevelure et de sa barbe, qui n’avait rien à envier à celle de l’écrivain russe, ainsi que de ses pantoufles de laine qui se salissaient en épongeant la gadoue que ramenaient nos bottes — que c’était un ancien hippie. Cela le rendait encore plus mystérieux à mes yeux. Quel passé pouvait contenir ce mot ? Quelle jeunesse disparue ? Mais les adultes qui le croisaient, ses collègues et les autres employés du cégep, ignoraient le professeur, ils ne partageaient pas notre curiosité à son endroit. Ils avaient connu, eux, l’époque de l’amour libre, de près ou de loin, mais ce temps d’adolescence était révolu. Ils pensaient que seules quelques têtes brûlées définitivement par les drogues chimiques rêvaient encore aux chimères d’autrefois. Leur attitude empestait le mépris.
Au contraire des adultes, les étudiants en lettres, tous un peu bohèmes eux aussi, affectionnaient le professeur. Moi, à l’écart du groupe — que j’avais intégré en milieu de parcours, en plein hiver, après avoir abandonné le programme des sciences de la nature (au grand dam de mes parents) —, j’avais été désarçonné sur le coup par les méthodes d’enseignement qui prévalaient dans cette classe. Le professeur ne disait rien, il lui suffisait de nous regarder lire. Peu à peu, les cancres, fatigués de se concentrer, se mettaient à l’interpeller par son prénom, c’était Normand ici, Normand là, on enchaînait les questions idiotes et hors du propos pour se divertir et pour le voir réagir. Lui, toujours débonnaire, attendait que l’intelligence se manifeste. J’avais été flatté de constater, au fil des séances, qu’il appréciait mes interventions. Elles lui permettaient de se lancer dans de longues envolées, à la fois érudites et pétillantes. C’était comme s’il s’adressait à moi seul et qu’il aurait tout donné pour assouvir ma soif de connaissances. Mais même si j’avais fini par comprendre que son jeu tenait du théâtre et qu’il parlait à tout le groupe, je ne pouvais m’empêcher d’être séduit par son approche passionnée et sa fougue qui contrastaient avec l’univers morose des scientifiques.
L’automne suivant, le professeur n’était déjà plus là : une jeune femme fraîchement sortie de l’université, qui le remplaçait, ne savait pas quand il reviendrait. On avait tous deviné la gravité de la situation. Ça ne dura pas longtemps. La nouvelle de sa mort survint avant la fin de la session. Sa notice nécrologique dans Le Quotidien était peu loquace. Sa famille, devinait-on, l’avait abandonné, et il avait vécu seul ces dernières années. Mais, dans le cégep, une rumeur circulait, pleine de sous-entendus : Normand était sidatique, voilà ce qui l’avait emporté et jeté dans l’opprobre. On montrait alors peu de compassion pour cette maladie qui punissait les sodomites et les toxicomanes. En plus d’attaquer le système immunitaire et de gangrener le corps, elle vous enlaidissait moralement. C’était pire que la lèpre. J’avais appris qu’un de mes confrères, un jeune homme effacé, à l’allure féminine, dont j’ai même oublié le nom, avait pris soin du professeur moribond. Normand lui avait remis les clés de sa maison. Sans doute jaloux de ne pas avoir été, moi, l’élu, j’avais eu sur le moment une pensée impure. Le pervers, bien qu’affaibli, avait attiré une nouvelle proie pour s’adonner à je ne sais trop quelle pratique honteuse. Le plus navrant, c’est que je n’étais sans doute pas le seul qui entretenait de telles idées.
Le professeur avait l’habitude de clore les années scolaires en invitant ses étudiants chez lui. Il avait eu l’occasion de le faire une dernière fois, avant l’automne de son remplacement et de son fatidique déclin, avant que ne s’instille en moi le poison de la rancoeur. Ce soir-là, qui avait des allures de Cène, les jeunes en avaient profité pour bambocher, mais Normand, déjà amaigri, ne buvait pas et ne fumait pas, il restait assis par terre, sur un gros coussin, le seul meuble de son salon étrangement dénudé. Pendant la soirée, il m’avait pris à part. Il avait enfin lu la plaquette que je lui avais remise, une première tentative littéraire, fort médiocre et convenue. Avare de ses commentaires (mon texte lui avait déplu), il m’avait invité à ne plus faire mon Werther et à devenir plutôt un homme du sous-sol. Mais le professeur savait très bien que je ne comprenais pas ce qu’il disait. Pendant ses leçons, je n’étais pas arrivé à lui cacher mon inculture ; il était inutile de simuler sur le moment que je savais à quoi il faisait allusion. Il avait alors pointé du doigt le portrait accroché au mur de la salle à manger. C’était celui de Dostoïevski, une eau-forte commandée à un ami peintre, du temps où Normand vivait dans la métropole. J’en avais déduit que ce portrait, la seule œuvre qui décorait sa maison, l’accompagnait depuis longtemps. Il m’avait expliqué la morsure de la planche par l’acide, une technique qui donne, selon la durée de l’exposition, des effets grisés à l’encrage. L’artiste avait pu reproduire, grâce à ce procédé, les marques de l’épilepsie dont souffrait l’écrivain. En effet, Dostoïevski ne respirait pas la santé sur cette image, et moi, j’étais blessé dans mon amour-propre.
Bien des années plus tard, devenu professeur à mon tour, j’ai encore le souvenir de cette eau-forte, qui me force à écrire ce que vous lisez. J’ai revu, il y a peu longtemps, l’un de mes anciens étudiants, devenu metteur en scène. Il avait découvert l’œuvre du géant russe dans l’un de mes cours, alors qu’il était jeune, comme moi jadis avec Normand. Le Carnet de la maison morte, qui raconte l’expérience du bagne sous le régime tsariste, l’avait singulièrement frappé, surtout le passage où le narrateur décrit la représentation théâtrale permise par les autorités et jouée par des détenus. Dostoïevski n’invente rien dans ce livre, comme on le sait, même s’il utilise des artifices romanesques pour se dissimuler. L’écrivain socialiste condamné à mort puis — grâce à la « clémence » du tsar, qui se ravise — aux travaux forcés a vécu le bagne. Il a écrit ce témoignage alors qu’il était toujours en relégation à Semipalatinsk, dans l’attente de renouer avec Saint-Pétersbourg. Ce passage du Carnet constitue un tournant dans le récit (et la vie) du romancier. En assistant à cette représentation de théâtre populaire, qui mélange la farce carnavalesque à la musique de la balalaïka, le narrateur juge que les bagnards sont de bien meilleurs comédiens que ceux de la capitale. Il a carrément une illumination esthétique : le génie artistique des Russes réside dans le peuple, non dans l’élite aristocratique ou libérale. La conversion de l’écrivain à la foi religieuse n’est pas étrangère à ce constat. L’ancien occidentaliste devient slavophile. C’est le début d’une plus grande lucidité tout comme la fin de ses idéaux fouriéristes.
J’ai été agréablement surpris de voir que mon ancien étudiant avait tenu parole. À l’époque, il m’avait dit, rêveur, qu’un jour il transposerait ce passage du Carnet sur les planches. Voulant préserver son enthousiasme, je n’avais pas avoué mon scepticisme devant une entreprise aussi audacieuse. Mais il a eu finalement raison. Dans l’assistance, des bagnards qui puaient la sueur et le ranci, vêtus de lambeaux, le crâne à moitié tondu, se mêlaient aux spectateurs. Leur teint cadavérique d’agonisants perçait la pénombre. La loque à mes côtés n’a même pas ri quand, sur la scène, le domestique Kedril, un pleutre et un goinfre, qui se cache du diable venu chercher son maître, est attrapé sous la table, la bouche pleine de poulet. C’était pourtant le moment le plus désopilant de la pièce. Une fois les rideaux fermés, j’ai pu m’aventurer dans les coulisses pour aller serrer la main de mon ancien étudiant. Une longue barbe le vieillissait, et il avait les mêmes yeux cernés et les mêmes orbites creuses que ceux reproduits sur le portrait de Dostoïevski dans la maison de Normand. La ressemblance m’a tant frappé que le souvenir de l’eau-forte m’est revenu d’un seul coup. Déstabilisé par cette réminiscence, je n’ai pas répondu à sa question au sujet de ma santé, de toute façon cela aurait été inconvenant de gâcher l’atmosphère de célébration qui régnait chez les artistes.
Nicolas Tremblay
Nicolas Tremblay est né à Jonquière en 1975. Il enseigne la littérature au Collège Lionel-Groulx. Il a été directeur de la rédaction d’XYZ, La revue de la nouvelle pendant plusieurs années. Il est l’auteur d’un recueil de nouvelles, L’esprit en boîte, ainsi que de trois romans, Une estafette chez Artaud (2012), L’invention de Louis (2013) et La mémoire du papier (2016), tous parus chez Lévesque éditeur.
Alain Corneau, photographe
Après une fructueuse carrière à l’Office National du Film où il participe à plus de 80 longs et courts métrages (entre autres O.K. Laliberté, J.A. Martin photographe, Au clair de la lune, Cordélia, L’affaire Coffin), à titre de preneur de son, scénariste, réalisateur et photographe, Alain Corneau est revenu en région pour y fonder, en 1980, avec trois autres réalisateurs, la maison de production de La Chasse-Galerie qu’il a littéralement tenue à bout de bras pendant 27 ans.
Alain Corneau se concentre présentement à la photographie et à la vidéo expérimentale.