Estampes

Cinquième texte. Dans le cadre d’un projet de création littéraire Eaux(-)fortes, mené en 2018 et soutenu par le Conseil des arts de Saguenay, l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie a invité 12 auteurs membres à écrire une nouvelle inspirée du thème – volontairement ambigu – en l’interprétant comme ils l’entendaient. Ces nouvelles ont paru dans le numéro 136 (novembre 2018) de XYZ La revue de la nouvelle, sous la direction de Marjolaine Bouchard et Jean-Pierre Vidal.
Afin de les donner à lire à un plus large public, chaque nouvelle sera publiée sur cette plateforme numérique à raison d’une par mois. 
Pour l’occasion, le photographe et réalisateur saguenéen Alain Corneau s’est plongé dans sa banque de photographies pour faire émerger, à sa façon, des eaux fortes singulières qui font écho à chacun des textes. 
Voici le cinquième texte: Estampes de Marie Christine Bernard. 
Bonne lecture !

Blanche vivait avec mon ami Daniel, qui était également mon coiffeur et mon fournisseur de haschisch. C’était un homme bon, très doux, prévenant. Nous étions trois copines à le fréquenter régulièrement, cet été-là, le dernier que j’ai passé dans mon village.

On peut dire que Blanche et Daniel formaient un couple improbable. Elle, septuagénaire, et lui, près de la quarantaine. Elle, veuve assez jeune après avoir mis au monde onze enfants, et lui, avec sa vie de bâton de chaise, célibataire et collectionnant les chagrins d’amour. Pourtant ils s’aimaient, ces deux-là. Blanche s’inquiétait de l’attrait qu’exerçaient sur Daniel les mauvais garçons qui défilaient à la maison, oiseaux de passage aux becs mordeurs et aux serres attirées par la générosité de notre ami qui ne savait pas dire non. Daniel s’inquiétait de ce qu’elle se fatiguait au ménage, de ses cauchemars, de son asthme.

C’est la toux de Blanche qui les avait réunis. Daniel vivait au rez-de-chaussée et Blanche, au sous-sol d’une maison dont ils étaient tous deux locataires. Cela avait débuté par du bon voisinage. Daniel pelletait l’entrée pour Blanche. Elle lui apportait de la gelée de pimbina. Ils jasaient dans la grande balançoire. 

Et puis, à la fin d’un hiver, il l’avait entendue cracher ses poumons durant plusieurs jours. Elle toussait, toussait. Sans arrêt. Il était descendu lui porter du bouillon et l’avait trouvée assez mal en point pour lui proposer de monter chez lui, le temps de se rétablir, ce qu’elle avait accepté après de faibles protestations. Ses enfants viendraient la voir, disait-elle.
— Ah oui, ils viennent la voir, fulminait Daniel, les ciseaux virevoltant autour de la tête de ma copine tandis que j’attendais mon tour. Ils viennent pour la traiter comme une enfant, pour l’engueuler, pis pour surveiller leur héritage. Elle a rien, en plus. Cinq, six mille, tu sais. C’est rien, ça. 
Il avait pris soin d’elle jusqu’à sa guérison. Les « enfants » étaient venus, mais pour lui enjoindre de regagner son propre appartement. J’avais croisé, une fois, le regard mauvais qu’une de ses filles posait sur Daniel. Des yeux de saurien, avais-je pensé. Les yeux d’un alligator qui fait le bois mort en attendant de tuer.

Daniel était un artiste. Couleurs pastel, coupes asymétriques, mèches fluo, nous lui laissions faire ce qu’il voulait. En ce début des années 1980, nous maquillions nos yeux de bleu métallique et nos joues de fuchsia et nous nous vêtions de turquoise, de zippers et d’épaulettes. Nous allions chez lui, avant de sortir, pour qu’il nous maquille et nous coiffe. Blanche, désormais sa colocataire, observait les métamorphoses, battait des mains, riait comme une petite fille.

Après cette grosse bronchite, les deux amis avaient décidé de ne plus se quitter. Ils avaient loué une grande maison au bord de la mer, et Daniel y avait installé sa chaise de coiffeur. Blanche fumait de temps en temps ce qu’elle appelait, en pouffant, des petites couilles, expression héritée de Daniel et qui désignait les petites boulettes de haschisch qu’elle faisait brûler en les saisissant entre deux couteaux chauffés à blanc sur les ronds du poêle. Cela, disait-elle, calmait son apse. 

Nous arrêtions dire bonjour. Selon l’heure de la journée, que Daniel soit occupé ou non avec une cliente, Blanche nous offrait un thé, un petit verre de fine ou une petite couille. Parfois des galettes. Parfois tout cela. Nous restions avec eux certains soirs, buvant, fumant, refaisant le monde. Blanche était rieuse. Nous, les jeunes filles, nous nous disions que la vieillesse, lorsqu’elle viendrait, devait ressembler à cela : des rires, du hasch et un ami généreux qui prendrait soin de nous sans attendre de compensation.

Il arrivait que Daniel aille à des congrès de coiffure, à l’extérieur. Il nous demandait alors d’aller faire un tour chez lui durant son absence, histoire de s’assurer, précisait-il pour la taquiner, que Blanche n’était pas tombée dans la baignoire. Elle lui donnait alors une petite tape sur le bras. « J’ai élevé onze enfants, mon homme, j’suis capable de prendre un bain ! » Ils formaient un duo charmant, plein de tendresse, chaleureux, aimant.

Mais Daniel ne disait pas tout à Blanche. Nous savions, nous, que, depuis l’arrivée de cette maladie qui touchait principalement les homosexuels, notre ami perdait des clientes. Petit à petit, son salon se vidait, et nous voyions, impuissantes, l’intolérance faire son sale petit chemin dans la vie de Daniel et Blanche. Nous étions témoins des effets de cette effroyable chose. Les clientes qui disparaissaient, les mamans qui serraient la main de leur enfant plus fort pour l’entraîner rapidement au loin lorsqu’ils passaient devant la maison, les graffiti haineux tracés dans la poussière, sur la voiture. Un jour, alors que nous étions en visite, mes deux copines et moi, nous avons vu la propre sœur de Daniel retenir brusquement son fils par le bras pour l’empêcher d’accompagner son oncle et parrain au dépanneur. « Tu sais ce que je t’ai dit ! » a sifflé la mère. L’enfant a obéi en silence et s’est rassis, le nez dans sa part de tarte aux fraises, n’osant plus regarder personne.

Nous répétions à Daniel : « Mais va-t’en donc en ville ! Ici, ils vont te sucer tout le sang du cœur ! On viendra te voir quand même ! »
— Je peux pas laisser Blanche. Qu’est-ce qu’elle deviendrait sans moi ?
Il avait raison. Blanche serait demeurée seule sans lui ou, pire, serait tombée dans les griffes de ses enfants. Ceux-ci ne lui adressaient d’ailleurs même plus la parole depuis qu’ils avaient découvert son goût pour les petites couilles. Leur mère était devenue une dévergondée depuis qu’elle habitait avec ce gars-là. Ils n’appréciaient pas non plus qu’elle fréquente des jeunes, en l’occurrence nous. Pourtant elle avait plus que n’importe lequel d’entre eux mérité de s’offrir quelques années de bon temps. 

Un jour, alors que nous regardions toutes les deux la mer en sirotant un thé, je lui ai dit : « Toi, Blanche, tu devais être une rigolote quand tu avais mon âge. » Elle a gardé le silence un instant, puis a soupiré : « À ton âge, ma p’tite fille, j’étais mariée pis j’avais deux enfants. Je regardais mes amies aller se baigner en camisole, juste là. Moi, je pouvais plus y aller. » Une autre fois, elle m’a confié, alors que nous regardions un album d’estampes japonaises qu’affectionnait Daniel : « Oh là là, tu sais, moi, la première fois que j’ai vu ça, cette grosse affaire-là, j’ai eu peur ! » Il lui avait fait mal. Elle n’avait jamais connu ça sans avoir mal.

C’est pour cela, je pense, qu’elle était fascinée par ce recueil d’estampes. Je l’ai vue souvent le feuilleter. Elle s’arrêtait plus souvent sur une en particulier, intitulée Le rêve de la femme du pêcheur, qui montrait une femme nue, couchée sur le dos, en proie à une extase totale, plongée dans un sommeil profond ; deux pieuvres rouges étaient sur elle, l’une l’embrassant sur la bouche et l’autre sur le sexe, les deux la caressant de tous leurs tentacules. Elle n’en revenait pas. Un soir, je lui ai dit : « Tu sais, Blanche, tu peux t’en donner, du plaisir. Comme les pieuvres, là. Avec tes doigts, tu sais. Tu as le droit, hein. C’est ton corps.
— Avec mes doigts ? On peut faire ça avec les doigts ?
— Oui, avec tes doigts. Tu imagines que ce sont les pieuvres, par exemple. Ou tu peux te servir de la douche-téléphone que vous avez. Tu peux imaginer tout ce que tu veux. Ça t’appartient, à toi toute seule. »
Elle n’a pas répondu, reportant son attention sur la double page de la gravure de Katsushika Hokusai.

C’est Daniel qui l’a trouvée en revenant de voyage. Dans la baignoire débordante, la douche-téléphone se vidait sans fin d’une eau devenue froide. Le livre d’estampes japonaises flottouillait sur le tapis de la salle de bains. Elle souriait. 

Il est parti peu de temps après. Nous n’avons jamais su ce qu’il est devenu. Est-il encore en vie ? Aime-t-il encore les mauvais garçons ?
Tout ce que nous savons, c’est qu’auprès de cet homme cette femme a vécu les années les plus joyeuses de sa vie. 

Marie Christine Bernard

Marie Christine Bernard est née à Carleton-sur-Mer. Elle vit, écrit et enseigne au Lac-Saint-Jean. Elle est l’auteure, entre autres, de cinq romans et de plusieurs recueils de nouvelles. Elle a obtenu plusieurs prix littéraires et, avec Matisiwin, elle a représenté le Québec au Mexique lors de la Semaine de la langue française et de la francophonie (2016). Son dernier roman, Polatouches, est paru chez Stanké en mars 2018.

Alain Corneau, photographe
Après une fructueuse carrière à l’Office National du Film où il participe à plus de 80 longs et courts métrages (entre autres O.K. Laliberté, J.A. Martin photographe, Au clair de la lune, Cordélia, L’affaire Coffin), à titre de preneur de son, scénariste, réalisateur et photographe, Alain Corneau est revenu en région pour y fonder, en 1980, avec trois autres réalisateurs, la maison de production de La Chasse-Galerie qu’il a littéralement tenue à bout de bras pendant 27 ans.
Alain Corneau se concentre présentement à la photographie et à la vidéo expérimentale.