À propos du Déclin des soleils de glace, production portée par Vicky Côté du Théâtre à Bout Portant, les 21, 22 et 23 janvier 2016 — 20 h à la salle Murdock du Centre des arts et de la culture à Chicoutimi, voici ce qu’en dit Jean-Pierre Vidal.
Ariane captive
Dans Le déclin des soleils de glace, admirable titre, Vicky Côté est seule sur la scène, du début à la fin, comme il arrive souvent dans son travail. Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit refermée sur elle-même, bien au contraire : n’a-t-elle pas prouvé qu’elle était capable de diriger d’autres comédiens-performeurs, comme de se laisser diriger? Son œuvre n’est pas autiste, elle n’est pas non plus narcissique et si elle travaille l’intime, ce n’est pas au sens de rétrécissement, mais dans son rapport avec l’altérité : Blindé, avec son changement d’échelle spectaculaire et l’ouverture considérable de sa « scène » — peut-on imaginer scène plus vaste que le Jardin des vestiges de la Pulperie, surtout une fois la nuit tombée? — a amplement démontré qu’elle peut sortir décisivement d’elle-même et de ses obsessions légitimes.
Le déclin inverse, me semble-t-il, la démarche et les propositions de Strict minimum. Il s’agissait alors de faire, pour ainsi dire, sortir le corps de lui-même en l’instituant scène de l’action, les mains étant dès lors les acteurs qui y jouent. Ici, il est question au contraire d’un enfermement du corps dans un espace minuscule où il finit par ne même plus pouvoir se caser. Cet espace, il se dédouble à l’intérieur de lui-même en un lieu intime et un autre plus « extérieur », celui, manifestement, du travail quotidien où le personnage vaque à des occupations cléricales ultra-mécanisées, répétitives et largement insignifiantes : les bruits des touches de la machine à écrire et de tampons divers se mêlent aux alarmes et signaux sonores qui ponctuent le temps et même le hachent menu.
Dans ce qui s’impose très vite comme une allégorie, il s’agit, au fond, de prendre place, de trouver sa place, dans la société et dans son propre espace. Il s’agit, surtout, de parvenir à s’y couler, d’être enfin « à l’échelle ». Car en voyant le personnage s’efforcer de composer avec des objets trop petits pour elle, on pense à Alice et à Gulliver: voilà bien, en effet, les grands ancêtres littéraires de cette figure pathétiquement en manque d’espace que représente ici Vicky Côté. Comme chez Lewis Caroll et comme chez Swift, il s’agit de voyager sans cesse d’une taille à une autre et de s’en trouver contrefaite, toujours en porte-à-faux, en déséquilibre. Sauf quand elle fait un pas de côté, passe en quelque sorte « à travers le miroir » et va jouer ailleurs, dans les latéralités hors jeu, hors terrain où le rêve se déploie. Car il y a, finalement, trois grands ensembles sur scène : le rectangle étriqué de la vie, dédoublé en lieu intime et en lieu public et, de chaque côté, l’innommable hors lieu du fantasme, de la projection.
Dans ces deux ouvertures adjacentes, Satie dans l’une, Beethoven dans l’autre, signent la musique d’un piano massacré par un disque rayé, une table tournante qui a des faiblesses de giration, le tout retransmis par une radio d’antan ravagée de parasites.
C’est précisément là, dans ces marges de la scène centrale, que s’initie la déconfiture, le chaos qui finira par envahir tout l’espace du quotidien. Comme si le rêve désarticulait la réalité.
Perdue, toute fragile, dans son labyrinthe éclaté, Vicky Côté affronte bravement les déséquilibres multiples qui font et défont nos vies. La leçon est lumineuse. Chacun gagnerait à l’entendre.
Jean-Pierre Vidal