Élégie pour une eau morte

Dans le cadre d’un projet de création littéraire Eaux(-)fortes, mené en 2018 et soutenu par le Conseil des arts de Saguenay, l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie a invité 12 auteurs membres à écrire une nouvelle inspirée du thème – volontairement ambigu – en l’interprétant comme ils l’entendaient. Ces nouvelles ont paru dans le numéro 136 (novembre 2018) de XYZ La revue de la nouvelle,sous la direction de Marjolaine Bouchard et Jean-Pierre Vidal.
Afin de les donner à lire à un plus large public, chaque nouvelle sera publiée sur cette plateforme numérique à raison d’une par mois. 
Pour l’occasion, le photographe et réalisateur saguenéen Alain Corneau s’est plongé dans sa banque de photographies pour faire émerger, à sa façon, des eaux fortes singulières qui font écho à chacun des textes. 
Voici le premier texte: Élégie pour une eau morte d’Élisabeth Vonarburg. 
Bonne lecture !

Elle regarde la rivière. C’est la débâcle. Il y en a qui disent : « On s’en va vers l’été. » Ils sont contents. Pour elle, c’est toujours une défaite : le froid a perdu sa guerre, une fois de plus. C’est vers le printemps qu’on s’en va : vers le boueux, le poisseux, le sale, vers la face ravinée des bordures de rue, leurs bancs de neige tassée qui dévoile ses rides accumulées de gris et de noir, les flaques qui éclaboussent au passage des voitures insouciantes, les déchets humains de l’automne dévoilés dans les caniveaux ou sur le bord des pelouses éventrées par les charrues à neige, et même des cadavres de bestioles, comme cet écureuil qu’elle a trouvé hier, à demi dégagé de sa gangue de gel — il ne le restera pas longtemps, les insectes fossoyeurs se mettront vite au travail sur ce qui restera après le passage des corbeaux.

Ses promenades l’amènent souvent ici — en hiver, lorsque le chemin est dur et craquant, lorsqu’elle est toute dans son souffle dont la vapeur, avec l’air vif qui lui mord le bout du nez, lui rappelle qu’elle est encore vivante. C’est une anse où la glace prend très tôt, loin et longtemps, son dernier refuge contre la mollesse mouillée du printemps. Elle aime cet endroit où berge et rivière se confondent dans le blanc, où elle ne sait plus si elle marche sur la terre. Elle comprend parfois le plaisir des cabanes de pêche — ce ne sont pas les beuveries, les barbecues, les partys, ni même les poissons arrachés à l’eau où ils se croyaient protégés pour un moment. Non, c’est le défi. Les pêcheurs ne pensent sûrement pas à Jésus, mais ça ne fait rien, pardonnez-leur, pauvres pécheurs, mais ils marchent sur l’eau, installés en conquérants là où il faudrait autrement ramer, et où l’on se noie.

Il a neigé dans la nuit, cette neige bientôt fondue qui froufroute sous le pied comme du coton, berge et rivière sont de nouveau mêlées. Elle venait parfois ici en été, autrefois, quand elle croyait encore au soleil. Elle s’y est même plusieurs fois baignée. À un endroit, le fond se dérobe brusquement, sans doute un trou creusé par un tourbillon, où l’eau est toujours plus fraîche. Quand on avance assez, en cette fin de saison, on peut parfois le distinguer, le trou, sombre sous la glace amincie. Pas aujourd’hui. Tout est blanc. Économe. Propre.

Elle déteste les fins d’hiver. Les automnes sont laids aussi, de plus en plus souvent, gris dans leur lumière de plomb, avec ces pluies qui devraient être de la neige, mais s’obstinent à n’être que de l’eau ordinaire au lieu de sublimes cristaux. Mais au moins, alors, « on s’en va vers l’hiver », la sévère division du noir et du blanc, avec le cadeau parcimonieux de la couleur — les baies des sorbiers et leurs petits capuchons blancs après la première neige tranquille, les soudains ciels bleu coupant et les parkas bonbon des enfants qui crient dans la cour de l’école voisine. L’hiver remet la vie à sa place. L’hiver ne ment pas, lui.

Il fut un temps. Il fut un temps où elle pouvait s’attendrir en regardant les bourgeons renflés sur les branches, qui ont toujours été là depuis l’automne et la chute des feuilles, mais c’est seulement maintenant qu’on les remarque alors qu’ils se détachent en brun rosé sur le bleu. Et il y a cet autre souvenir qui l’a nourrie si longtemps, ce jour où, par une synchronicité jamais accordée depuis, elle se trouvait sur la berge d’un lac au moment où la glace noire s’était brusquement délitée. Ce long friselis de clochettes, s’étirant de proche en proche tandis que le lac changeait de couleur en retrouvant sa traître souplesse. Des mots lui étaient venus alors, une petite épiphanie : « le retournement de la vraie profondeur ». Mais quelle vraie profondeur ? Au fond, il y a de la vase, les cadavres de milliards d’animalcules accumulés depuis des temps immémoriaux. Le lac avait simplement calé. Elle n’a jamais compris cette expression. Un moteur qui cale, c’est un moteur qui s’arrête, n’est-ce pas ? Mais le temps ne s’arrête pas, même après les épiphanies qui le suspendent. Personne pour retourner le dur sablier de la durée.

Elle regarde vers la rivière, là-bas au milieu, où le chenal n’a jamais cessé d’être ouvert cette année : le courant poursuit son inlassable travail de sape. Bientôt la rivière redeviendra rivière, terre et eau tranchées, sauf dans les battures, parce qu’il y a la marée. Une rivière à marées. Autrefois, elle souriait, c’était comme une chanson, Le soleil a rendez-vous avec la lune : « La rivière a rendez-vous avec la mer/et la mer à son estuaire/ne l’attend pas/toujours ». En réalité, la rivière désamarrée se jette dans le fleuve et le fleuve, dans la mer, riche de toutes ses amoureuses. Et lourd de toutes les saletés qu’on y a déversées depuis le fond du Sud. Mais pour l’instant, ce sont des plaques de glace qui défilent. Certaines vont s’accumuler ici et là sur les bords, des reliques jaunâtres sur les rochers, restes d’armée en déroute, les embâcles de la débâcle. On en verra peut-être encore en mai.

Elle avance d’un pas. Aucun craquement, la glace est encore bien dure. Un autre pas, un troisième. Prudents quand même, pas de larges enjambées. Elle essaie de se rappeler où sont le trou et son courant tourbillonnant. Combien de pas ? Elle n’attendait jamais que le fond se dérobe, elle avait déjà de l’eau à la taille, elle se lançait à la nage dans un grand éclat de gouttes lumineuses. Elle n’avait pas peur. Nager, ce n’est pas un défi, c’est négocier avec la force de l’eau, à la loyale, sans intermédiaire, dans la presque apesanteur où se défont les directions de l’espace. Marcher, sur la terre ou sur la glace, c’est être forcé de se rappeler le poids des choses.

Un autre pas. Elle se retourne. Autrefois, lorsqu’elle sortait après une bordée de neige, elle s’amusait à remonter son entrée à reculons, en mettant ses pas dans ses pas, comme si quelqu’un était parti et n’était jamais revenu. Elle le pourrait ici aussi.

Pour vrai.

Élisabeth Vonarburg

Élisabeth Vonarburg, née en 1947 (France), vit et écrit à Chicoutimi depuis 1973. Elle a enseigné la littérature et la création littéraire dans plusieurs universités du Québec. Elle écrit de la science-fiction depuis plus de quarante ans et a publié près de quarante livres. Plusieurs de ses romans et nouvelles ont été traduits en anglais, en allemand, en grec et en japonais. Élisabeth Vonarburg a reçu de nombreux prix.

Alain Corneau, photographe
Après une fructueuse carrière à l’Office National du Film où il participe à plus de 80 longs et courts métrages (entre autres O.K. Laliberté, J.A. Martin photographe, Au clair de la lune, Cordélia, L’affaire Coffin), à titre de preneur de son, scénariste, réalisateur et photographe, Alain Corneau est revenu en région pour y fonder, en 1980, avec trois autres réalisateurs, la maison de production de La Chasse-Galerie qu’il a littéralement tenue à bout de bras pendant 27 ans.
Alain Corneau se concentre présentement à la photographie et à la vidéo expérimentale.